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avec raison que tous les grands peuples ont deux histoires, l’une générale, affranchie de l’espace et du temps, et dont l’œuvre profite à l’humanité tout entière ; l’autre, accidentelle, bornée, dans laquelle ils ne travaillent que pour eux-mêmes ; — que la Grande-Bretagne fort réaliste des Cromwell et des Pitt ne ressemble guère à l’Angleterre idéale des Shakspeare et des Newton. Ainsi, l’Europe, au cours de son existence agitée, a formé, sur ses économies, un trésor intellectuel inestimable, où tous les habitans du globe peuvent puiser à pleines mains ; mais en même temps, elle a doté ses peuples d’institutions très particulières et difficiles à transplanter. Il est clair que ces produits si différens ne sont pas également faits pour l’exportation.

Considérez par exemple ce pompeux édifice de l’État moderne qui projette son ombre sur nos têtes. Pour élever ce monument composite, l’Europe a emprunté partout ses matériaux : à la cité grecque, à l’administration romaine, au château féodal, à la monarchie de droit divin. Tous ces emprunts se fondent aujourd’hui dans un majestueux ensemble. Vous apercevez bien les étages, les colonnes, les murs d’enceinte et de refend : mais il faut un œil d’antiquaire pour discerner, dans les larges assises, l’apport successif des générations. Si j’avais à caractériser l’État moderne, je dirais qu’il est tout entier dans la notion de frontière. Il a ses limites dans l’espace : nous ne saunons le concevoir sans une forte base territoriale ; la patrie, pour nous, prend corps dans un coin de terre, et nous nous ferions tuer pour le déplacement d’une borne. Il multiplie les frontières dans le domaine moral : on a fait des guerres et des révolutions pour définir le droit des citoyens, pour restreindre ceux de la puissance publique, pour séparer le temporel du spirituel ; et de même qu’il y a des traités de paix qui bornent les territoires, il existe des concordats pour délimiter les pouvoirs civil et religieux. Ainsi comprise, la patrie est à la fois un noble château-fort, décoré de glorieux trophées, que nous défendons de notre mieux contre l’ennemi du dehors, et une bonne maison commode, saine, habitable, dont nous respectons les murailles tout en modifiant les aménagemens intérieurs. En tout cas, c’est un établissement solide, profondément enfoncé dans le sol, et qu’on ne saurait déplacer sans le détruire : ce n’est point un temple qui se relève de lui-même partout où la bouche humaine célèbre la gloire de Dieu.

Or l’Islam répugne à cette conception de l’État : il ne veut ni définir les droits, ni localiser la patrie. Il confond volontiers le tien et le mien, le civil et le religieux, et n’admet point de limites au pouvoir de ses chefs. La plupart des États musulmans n’ont eu