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quoi excellait le caustique Bramante. Un autre artiste attaché au More le sculpteur Gian Cristotoro Romano, ne brillait pas moins dans la conversation. Nous le savons par le manuel du Courtisan, rédigé par Balthazar Castiglione.

Léonard, lui, ne possédait pas au même point le don des idées concrètes ; il avait plus de fantaisie que d’imagination, ses inventions, sauf de rares chefs-d’œuvre, se distinguaient par la subtilité plutôt que par l’esprit. Le bon Rabelais, qui eût pu à la rigueur le rencontrer quelque part dans ses pérégrinations, n’eût pas manqué de l’appeler un « abstracteur de quintessence. » Ce bel adolescent, ce cavalier accompli, — je parle de ses talens en matière d’équitation, — avait l’intelligence extraordinairement ondoyante, avec plus de propension à creuser une idée, à la décomposer en ses élémens primordiaux, qu’à frapper la foule par quelque trait vif, vigoureux, bien italien. Le penchant à l’analyse, en un mot, l’emportait en lui sur la faculté de la synthèse: je ne crois pas que l’on puisse citer de lui ce que l’on appelle un bon mot. N’attendez pas d’un tel esprit des maximes à l’emporte-pièce : Léonard avait trop de souci des exigences de la science pour se plaire aux généralisations brillantes : il n’abandonnait jamais complètement la terre pour prendre son vol, mais cette réserve même donnait à ses pensées, — car qui mérite plus que lui le titre de penseur ! — je ne sais quoi de vivant et de savoureux, de profondément humain. Avec lui, on est sûr de ne jamais tomber dans l’abstraction.

Il ne nous déplaît pas de voir dans ce grand artiste et ce grand penseur un courtisan maladroit. Du moins, Léonard, qui a eu à se reprocher tant de faiblesses de caractère, n’a pas à son passif un seul succès dû à une intrigue savamment ourdie.

La comptabilité publique se ressentait encore à cette époque de la complication et de la confusion chères au moyen âge. Il serait donc chimérique de chercher à découvrir quelle pouvait être la situation matérielle de Léonard au service de son nouveau maître. Probablement, il recevait, à côté d’émolumens fixes, des sommes en proportion avec l’importance des travaux (d’après Bandello, il aurait touché 2,000 ducats par an, — c’est-à-dire une centaine de mille francs, — pour l’exécution de la Sainte Cène). Lui-même estimait son temps à raison de 5 livres par jour pour l’invention. Le profane! Estimer en deniers un temps tel que le sien, le prix d’une journée de cet admirable travail intellectuel, d’une journée qui pouvait enfanter un chef-d’œuvre appelé à éblouir l’humanité pendant des siècles! Il fallait mettre : rien pour l’invention et tant pour la peinture. Mais si nous tenons à éviter les mécomptes et les erreurs, sachons nous plier au point de vue du temps, qui confondait