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l’artiste avec l’artisan (le mot artista a de nos jours encore en italien ce double sens), union ou confusion, comme on voudra l’appeler, déplorable quand il s’agissait d’un Léonard de Vinci, mais qui a fait aussi, d’autre part, la grandeur des industries d’art italiennes et, qui sait ? peut-être la vitalité de l’art à cette époque où aucune de ses parties ne passait ni pour une conception abstraite, ni pour une branche isolée. Pour en revenir à Léonard, ses idées sur la valeur respective des différens arts se formulaient, au dire de Lomazzo, en cette maxime : que plus un art comportait de fatigue corporelle, plus il était vil.

On a parfois révoqué en doute la libéralité du More : Léonard, tout le premier, a fourni des armes à cette accusation ; dans une lettre adressée à son protecteur, il se plaint amèrement de n’avoir pas reçu de salaire depuis, deux ans, d’avoir avancé près de 15,000 livres sur les travaux de la statue équestre du duc François, etc. Deux autres familiers du More, le poète Bellincione et l’architecte Bramante, se répandent, eux aussi, en doléances sur leur dénûment. Mais qui ne connaît les jérémiades propres aux humanistes et aux artistes de la première renaissance ! Léonard, en particulier, était mal venu à se plaindre de la parcimonie de son protecteur. Ne savons-nous pas qu’il vivait en grand seigneur et entretenait une demi-douzaine de chevaux dans ses écuries ? Il s’agit, selon toute vraisemblance, de retards imputables aux employés des finances milanaises, après que le versement de la dot de Blanche-Marie Sforza eût mis à sec les coffres de l’Etat. On constate d’ailleurs une certaine inégalité d’humeur chez Ludovic ; un jour, après avoir montré aux envoyés de Charles VIII de France l’inestimable trésor des Visconti et des Sforza, il leur fit un très maigre cadeau, s’exposant à s’aliéner, dans un moment absolument critique, des personnages de la première importance. Mais encore une fois, tout nous autorise à croire qu’il ne lésinait pas avec Léonard. Peu de mois encore avant la catastrophe qui lui coûta le trône, il lui fit don, le 26 avril 1499, d’une vigne de seize perches, située dans un faubourg de Milan, près de la porte de Verceil, avec faculté d’y faire construire. Les nouveaux maîtres du Milanais enlevèrent à l’artiste son modeste domaine, et ce ne fut qu’au bout de plusieurs années, le 20 avril 1507, que le maréchal de Chaumont le lui rendit. Ce lopin de terre, qui constituait le plus clair de la fortune de Léonard, il le partagea plus tard entre son élève Salai et son serviteur Vilanis.

Léonard n’avait que trop de propension à se disperser : l’activité fébrile de Ludovic devait lui fournir l’occasion de développer son génie sous les faces les plus variées, en lui assignant une série de