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il met en action, dans sa dernière scène, cette réconciliation des Capulet et des Montaigu que ses prédécesseurs, qui n’en avaient pas compris le vrai sens, s’étaient contentés d’indiquer.

N’ayant jamais vu jouer Roméo et Juliette qu’en forme d’opéra, je me demandais, l’autre soir, pourquoi M. Marquet, qui tient le rôle de Roméo, et Mlle Rosa Bruck, — qui ne tient pas celui de Juliette, mais enfin qui l’occupe, et qui, d’ailleurs, y réjouit les yeux, à défaut de l’oreille et de l’esprit, — je me demandais pourquoi, sous ce soleil italien, dans ces décors si rians des premiers actes, ils jouaient si lentement, si tristement, si mélancoliquement. Mais ils avaient raison, et je l’ai bientôt compris. Ce que je n’avais pas bien vu à la lecture, la représentation me l’a révélé. Cet invincible amour, éclos parmi les haines héréditaires des Capulet et des Montaigu ; cette passion dont ils sont tous les deux les victimes ; ce pressentiment du malheur au-devant duquel ils courent en s’aimant, tout cela fait planer sur eux une inéluctable menace, tout cela mêle à leur joie de s’appartenir un avant-goût de la mort prochaine, et tout cela, qui est aussi bien dans leurs discours, doit donc passer, d’un bout à l’autre bout du drame, dans l’intonation, dans l’allure, dans le jeu des acteurs. S’il y a des drames ou des tragédies qui sont, en quelque manière, illuminés tout entiers par leur cinquième acte, celui-ci, au contraire, en est tout assombri. Ce n’est pas un coup de foudre éclatant dans un ciel serein, une trahison de la fortune succédant brusquement à ses premiers sourires, un contraste violent de joie et de douleur. Non, le drame est fait tout entier de tristesse. En brisant avec Rosaline, c’est avec le plaisir, c’est avec, l’espérance que Roméo a rompu sans retour, et sa Juliette comme lui, pour avoir, elle, en l’aimant, renouvelé l’exaspération des haines familiales. Au sujet que lui livraient les conteurs français ou italiens, Shakspeare a tout simplement ajouté sa philosophie de l’expiation et de la mort, celle que vous retrouverez dans Macbeth et dans Hamlet, dans le Roi Lear et dans Othello, celle qui fait, surtout dans les drames de sa jeunesse, le fond de sa conception de la vie.

Puisque d’ailleurs ce qu’on demande surtout au théâtre aujourd’hui, il semble que ce soit le spectacle, nous n’oublierons pas de faire leur part aux décors aussi dans l’impression profonde que produit Roméo et Juliette. Autant la recherche de la couleur locale nous paraît inutile ou même dangereuse, quand c’est Racine ou Corneille qu’on joue, autant, au contraire, les effets pittoresques en conviennent-ils au drame de Shakspeare. C’est par évocation, en effet, que Shakspeare procède, c’est par suggestion, — servons-nous du mot à la mode ; — et nos imaginations ne sont plus, comme autrefois celles des spectateurs du théâtre du Globe, assez fraîches, assez fortes, assez complaisantes pour voir Vérone, ou Venise, ou Mantoue, sans que le décorateur nous