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surgir un monde inconnu, lacs, fleuves, montagnes, forêts. Il y a cinq ans, les délégués de l’Europe se réunissaient à Berlin pour constituer ce monde ; ils or anisaient ce qu’on peut appeler l’équilibre africain. Leur œuvre est déjà caduque, l’Europe vient de la reprendre avec plus de largeur et d’audace. La fameuse bulle d’Alexandre VI, qui divisait l’univers entre l’Espagne et le Portugal, aura eu son pendant en 1890. MM. de Caprivi, Salisbury, Crispi, Ribot ont imité le Borgia : ils ont partagé des empires situés on ne sait pas bien où. Les sultans du Sokoto et du Bornou ne se doutent pas que d’illustres inconnus, — on est toujours l’inconnu de quelqu’un, — débitent à cette heure leurs états par grandes tranches. Rien n’avertit de leur bonheur les millions de sujets noirs qui pâtissent sous ces princes ; rien ne leur dit qu’on en a pris la charge dans des capitales dont ils ignorent l’existence ; et qu’ils figurent déjà, comme contribuables futurs, sur des budgets de prévision qu’ils ne discuteront pas de sitôt. Si les symptômes de la fièvre africaine se réduisaient à ces tractations diplomatiques, les potentats du Niger et du Châri pourraient dormir tranquilles. Mais cette fièvre gagne partout l’opinion, qui éperonne les gouvernemens. À Hambourg, à Manchester, à Anvers, à Livourne, un même mirage captive tous les regards. Dans les bureaux de rédaction parisiens, dans les cafés de Bordeaux et de Marseille, le lac Tchad est un sujet courant d’entretien. (Tsâde est la transcription exacte, d’après les personnes qui entendent le kanouri et le haoussa ; mais ces personnes sont peu nombreuses : gardons au mot la physionomie sous laquelle il a fait une si rapide fortune.) Vous compteriez sur les doigts d’une main les voyageurs blancs qui ont entrevu le lac Tchad ; au bruit qu’il lait dans le monde, vous pourriez le croire plus fréquenté que le lac de Vincennes. Nous n’aurons point, paraît-il, tous les royaumes qui l’avoisinent ; à ce déni de justice, de braves gens s’attristent et prennent feu comme si l’on nous rognait un morceau de la Beauce. C’est le lac Tchad qu’il nous faut, dirait-on volontiers sur un air de l’autre saison. Il y a gros à parier qu’une dame le représentera, dans quelque revue de fin d’année, avec très peu de feuillage sur les bords.

Cet engouement peut faire sourire ; mais n’oublions pas qu’on parlait ainsi du Darien et de l’empire des Amazones, vers 1500, sur la Triana de Séville, dans les comptoirs de Paies et de San-Lucar. Les récits fabuleux et les rêves d’alors devinrent promptement une réalité. Le même branle a ressaisi les imaginations et réveillé l’esprit d’entreprise, en un temps où tout marche très vite. Chacun pressent qu’avant peu d’années, les parties décisives pour la grandeur