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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/58

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plein de mon sujet, et je voulais soulager mon âme en écrivant. Ma main avait oublié sa dextérité, une longue désuétude m’avait fait perdre l’art de la composition. J’opposai une digue à la foule trop pressée des réminiscences ; pages après pages échappèrent à ma réflexion laborieuse ; tandis qu’un jour ma plume courait sur le papier à neuf feuillets par heure, d’autres fois elle n’arrivait qu’à une centaine de mots. Enfin, après cinquante jours de travail acharné, et obéissant à une impulsion irrésistible, j’arrive au folio 903 de mon manuscrit, non compris 400 lettres et 100 télégrammes. »

C’est ainsi que le Napoléon des reporters nous initie à la genèse de son livre. Bien des gens admireraient davantage ses hauts faits s’il ne les eût pas écrits. En France du moins, ce livre si impatiemment attendu n’a été goûté qu’à demi. Les lettrés y ont repris une boursouflure fatigante, ce tintamarre de cymbales foraines les a assourdis. Les âmes discrètes eussent souhaité plus de modestie chez le héros, moins d’âpreté à administrer sa propre gloire. La masse des lecteurs a été désorientée par les aspects changeans de cet homme équatorial ; tant de dévoûment et tant de dureté, le lyrisme et l’astuce, le mysticisme d’un prophète et le sens pratique d’un traitant, c’en était trop pour notre psychologie française. Elle est simpliste, et devant des pages où les actions de Fernan Cortez semblaient retracées par le crayon de Mangin, elle a jugé tout d’une pièce, avec humeur, elle ne s’est souvenue que du crayon.

La prévention générale m’avait gagné, quand j’ouvris ce livre ; elle est tombée rapidement. J’ai trouvé une étrange saveur aux manifestations de cette nature originale ; je les crois toutes sincères. Mais ces âmes d’une autre race sont encore plus obscures, encore plus neuves pour nous que la forêt de l’Itouri. Lisez cet échantillon de négociation commerciale, la lettre du missionnaire baptiste, qui refuse net les propositions de M. Stanley au sujet d’un vapeur à noliser :

« Cher monsieur Stanley, j’ai pour vous personnellement une grande estime, quoique je n’ose approuver toutes vos actions. Je suis très fâché de ne pouvoir donner mon assentiment à votre requête. C’est hier seulement que j’ai pu arriver à une décision… Je n’ai pas le moindre doute qu’Emin ne soit sain et sauf. S’il n’a pas fini son œuvre, il sortira vainqueur de cette épreuve. Il semble que Dieu vous ait donné une âme élevée, qui, pour le moment, se voile de péchés et d’erreurs funestes, et je voudrais vous voir vous repentir et croire à l’Évangile, le croire réellement, pour vivre désormais et toujours dans le bonheur, la joie, la lumière. Ici