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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/63

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la Belgique, du district de Stanley-Falls, avec des appointemens qui devaient garantir le loyalisme de ce marchand d’hommes. Ayant ainsi pourvu à la sécurité de sa base d’opérations, le chef choisit les plus solides de ses porteurs, répartit entre eux les caisses de munitions destinées à Emin, et, à la tête de cette colonne de trois cent soixante hommes, il se lança en avant, dans l’inconnu.

L’inconnu, c’était la forêt vierge, « la sylve mystérieuse, » comme la nomme M. Stanley, où il devait marcher pendant cent soixante jours sans apercevoir la lumière du soleil. Il n’est personne qui ne connaisse, au moins par des extraits, le récit dramatique de cette marche. On aurait voulu que l’écrivain nous donnât moins de phrases et plus de détails précis sur la forêt, sur les espèces végétales et les populations qu’elle recèle. À la vérité, il s’étend avec complaisance sur les merveilleux pygmées qu’il y a rencontrés ; il a oublié seulement de nous rapporter une preuve à l’appui de ses dires, ne fût-ce que le squelette d’un des « sylvains. » Heureusement pour notre curiosité, MM. Schweinfurth et Miani avaient mieux pris leurs précautions : le dernier avait ramené et montré à l’Europe deux de ces mêmes nains, en 1873 ; car ils ne sont autres, sans doute, que les Akkas, trouvés par le voyageur allemand un peu plus au nord. Coïncidence que M. Stanley oublie également. Ne soyons point trop exigeans ; alors même qu’il serait convaincu d’omissions ou d’exagérations, ce dont on le soupçonne quelquefois, l’auteur pourrait nous répondre que son affaire n’est point la botanique, ni l’ethnographie, mais l’héroïsme ; et, sous ce rapport, il nous a fait bonne mesure. Ses trois traversées de la forêt, — il revint sur ses pas pour chercher les misérables restes de l’arrière-garde et les conduire à l’Albert-Nyanza, — représentent une somme de souffrances et d’efforts qui aurait dépassé l’endurance de tout autre homme qu’un Stanley. La fatigue des marches dans la brousse et dans les humides ténèbres, la fièvre, la famine continue, les flèches empoisonnées des cannibales, les erreurs de route, les angoisses de la responsabilité, la désertion et l’incurie de ces pauvres Zanzibaris, qu’il faut sauver malgré eux ; — on se demande comment un être de chair a pu supporter, pendant de longs mois, une pareille accumulation d’épreuves, sans cesser un instant de donner l’exemple de l’énergie, de l’empire sur soi-même et sur les autres. Cortez n’est pas plus admirable dans les récits de Bernai Diaz.

Non-seulement il soutient le moral de sa poignée d’agonisans, mais il en impose aux partis de trafiquans arabes rencontrés sur l’Arruwimi, qui guettent une défaillance pour se jeter sur cette proie. Retenons ce témoignage capital, afin de le joindre à ceux que nous rassemblerons tout à l’heure : M. Stanley a constaté la marche progressive des chasseurs d’hommes dans le bassin du