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commandement dont il s’était chargé à regret, avait trouvé la situation plus mauvaise et plus compromise encore qu’il ne le croyait. Les Autrichiens, sous la conduite du général Braun, étaient déjà établis de l’autre côté du Var, s’étaient rendus maîtres de Cannes et des îles de Lérins, et mettaient le siège devant Antibes, tandis que les Piémontais s’étendaient dans l’intérieur du pays, jusqu’à Grasse et Castellane. Devant cette marche audacieuse, les troupes françaises, épuisées par une campagne désastreuse et réduites par l’abandon des Espagnols à un très faible effectif, avaient dû se retirer précipitamment jusqu’à Hyères et au Puget, aux portes mêmes de Toulon : une véritable terreur panique était répandue dans toute la Provence. Les commerçans de Marseille étaient prêts à ouvrir leurs portes et ne songeaient qu’à se racheter à prix d’argent. Evêques, notables et bourgeois, écrivait Belle-Isle, sont également frappés d’épouvante. Et pour ajouter au trouble général, les protestans, encore nombreux dans ces provinces, saisissaient ce moment pour faire entendre des plaintes légitimes contre les rigueurs dont ils étaient l’objet. Une pétition, rédigée sur un ton presque menaçant, était remise par eux à l’intendant de Montpellier, et l’on signalait des personnages inconnus, des chapeaux noirs, qu’on supposait être des prédicans anglais, circulant dans les montagnes et poussant les mécontens à l’insurrection.

Cet état de trouble est dépeint avec des détails assez curieux par les principaux fonctionnaires avec qui Belle-Isle dut entrer en relation pour organiser la défense nationale. Rien n’atteste mieux le désordre qui régnait dès cette époque dans l’administration intérieure de la France et la résistance que rencontrait déjà, même dans des jours où le péril public aurait dû faire taire tous les dissentimens, le pouvoir royal encore investi, en apparence, d’une autorité si absolue.

Le chevalier d’Orléans, commandant de galères à Marseille, écrit au maréchal : « Vous m’avez fait l’honneur de me marquer, dans le peu d’heures que vous avez été à Marseille, le mauvais esprit des habitans, et vous espériez que je les ferais revenir. Je crains qu’en cela vous ne présumiez trop de mon éloquence. La mauvaise volonté augmente à mesure, que notre armée, se rapprochant de nous, fait sentir que l’ennemi se rapproche aussi. J’ai fait hier une nouvelle assemblée de tous les métiers : il en manquait au moins un tiers. Tous les corps de métiers me présentent successivement des mémoires pour se dispenser de fournir les contingens. S’il n’y avait de mauvaise volonté et de mutinerie que dans un petit nombre, il serait aisé de le punir. Mais cet esprit est si général que les prisons de la citadelle, du fort Saint-Jean, de la ville et des galères, ne suffiraient pas pour y mettre, tant de la ville