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l’esprit de propagande, puissans sur les bords de la Mer-Noire et fiers de se dire les seuls éditeurs patentés de la parole divine. Puis les Arméniens monophysites, puis les pauliciens, dont on me dispensera d’expliquer le système, mais qui guettaient les Slaves, dit un auteur, pour les surprendre dans la première nouveauté d’un christianisme superficiel. Chez les orthodoxes même, on comptait plus d’une brebis galeuse. On cite un mauvais plaisant qui baptisait à tort et à travers et qu’on dut expulser, non sans lui avoir coupé les oreilles. Parmi les popes, c’était à qui, pour attirer le public, inventerait les prescriptions les plus bizarres : défense d’aller au bain le mercredi et le vendredi (je ne pense pas que ce commandement serait nécessaire aujourd’hui) ; défense de manger la chair d’un animal tué par un eunuque, etc. Plus tard, ce fut le tour des charlatans grossiers, des macérations extraordinaires, des faiseurs de miracles. Pauvres Bulgares, tombés au beau milieu de cette confusion des langues, des croyances et des pratiques ! Je ne m’étonne point qu’ils aient été si souvent traités d’hérétiques ou sentant l’hérésie. Leur christianisme me paraît, comme à cet auteur byzantin, un tendre bourgeon dont la frêle enveloppe s’écaillait à tous les vents.

Que les temps sont changés ! Tout ce tapage de doctrines contradictoires s’est éteint tout à coup pour faire place à un silence de mort. Aujourd’hui, la famille orthodoxe se divise en deux branches sur lesquelles il est impossible de porter le même jugement : car l’une est vivante, active et féconde, tandis que l’autre semble frappée de stérilité. En Russie, on discute, on médite, on invente des sectes[1]. Les vieux croyans eux-mêmes font acte d’indépendance à leur manière. La pensée religieuse ne cesse de bouillonner sous le sol immobile et fait jaillir des sources nouvelles qui témoignent d’une puissante vitalité. Là-bas, dans les Balkans, c’est bien fini. Lorsque les Serbes et les Bulgares se disputent, c’est pour un bout de prairie sur les bords du Timok et non sur le saint-sacrement. Autant les frontières matérielles sont instables dans la péninsule, autant les frontières spirituelles sont à jamais fixées. Chacun s’est retranché dans sa croyance et n’en bouge plus. Qu’est donc devenu l’esprit sectaire ? a-t-il disparu dans un élan fraternel ? Le malheur a-t-il opéré le miracle de donner à ce peuple une seule âme ? Je voudrais le croire. Mais les divisions religieuses n’ont fait que changer de forme. On parle moins, c’est vrai : peut-être on se massacrerait davantage. C’est lorsque le fanatisme se tait qu’il est

  1. Sur la religion en Russie, M. A. Leroy-Beaulieu a écrit un livre définitif, dont les principaux chapitres ont paru ici même.