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le monde, qu’il eût vengé le meurtre de son frère. L’assassin s’était réfugié en Italie : il s’y rendit pour l’aller découvrir.

Il eut en Italie une existence assez accidentée. Il fut mêlé aux intrigues des petites cours, assista à l’élection d’un pape, et se vit de nouveau emprisonné pour avoir défendu Molinos, dont il aimait les doctrines sans pouvoir s’y rallier. Même il se maria ; mais son cœur en avait fini avec les fortes passions, et la mort de sa femme, quelque temps après, ne paraît pas l’avoir beaucoup affecté. Il était d’ailleurs devenu indifférent à une foule de choses : la musique seule l’intéressait vraiment. Son désir de vengeance tantôt l’agitait et tantôt, dès qu’une occasion semblait s’offrir, faiblissait en lui. Un jour il rencontra le meurtrier de son frère, mais il le laissa s’échapper, jugeant qu’il y aurait lâcheté à le tuer désarmé. Il le rencontra une seconde fois pendant la peste de Naples ; il le trouva infirme, misérable et dans les angoisses du plus profond repentir.

L’épilogue du roman est tout à fait joli. Un jeune musicien anglais écrit à son ami qu’il est allé à Oxford et qu’il y a fait de la musique avec le vieux John Inglesant, rentré dans sa patrie après la restauration de Charles II. « Au premier abord, dit-il, il me plut beaucoup : il portait des cheveux très longs, à la mode ancienne ; mais, pour tout le reste, il était vêtu à la mode d’aujourd’hui, avec un pourpoint de satin noir, une collerette et un jabot de malines. Son expression était noble, mais distraite ; ses traits pâles et un peu amincis, et son attitude me donna l’idée d’un homme qui avait vu le monde et en qui peu de choses, désormais, étaient capables d’exciter une attention extrême. Ses manières étaient d’ailleurs courtoises et polies, même à l’excès. »

Le concert eut lieu. Inglesant tint sa partie dans deux concertos ; après quoi, à la demande générale, il joua seul, sur son violon, une fugue suivant la manière italienne. Le témoin raconte enfin qu’il a eu un long entretien avec le vieux gentilhomme. Il lui avait demandé ce qu’il pensait de l’Église catholique et de ses différences avec l’Église établie : « Ceci est la querelle suprême, avait répondu Inglesant, car il ne s’y agit pas d’une dispute entre deux sectes ou deux royaumes, mais entre les deux parties de la nature humaine. » Et il avait continué sur ce ton, parlant plutôt pour lui-même, exposant les avantages des deux religions. Puis le soir était venu, et l’on s’était séparé.


II

Voici maintenant l’histoire de Marius l’épicurien, telle que nous la raconte, en deux gros volumes, M. Walter Pater.