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pour nous la grâce ou l’élégance, l’opulence ou l’éclat de la beauté italienne que Shakspeare n’en a fait la psychologie passionnelle. Et c’est, comme je disais, ce que nous aimons d’abord en lui : la sensation qu’il nous donne de l’Italie de la Renaissance, la poésie du décor et du nom, — puisqu’il y a des noms harmonieux et des lieux poétiques. Médan n’en est pas un.

On remarquera que ce genre de plaisir est peut-être d’autant plus vif qu’il est plus vague et plus diffus, et c’est encore ce que nous aimons aujourd’hui dans la comédie de Shakspeare. Puis-je ici me servir d’une expression à la mode ? Oui, sans doute, puisque j’essaie de définir un plaisir nouveau. La comédie de Shakspeare agit sur nous par suggestion ; elle provoque et détermine en nous des états d’âme très généraux, très divers, et surtout très instables ; elle nous fait passer tour à tour et tout entiers dans des sensations très mobiles, très changeantes, et très fortes. Telle est l’une au moins des raisons de ces changemens de décor qui rendraient la représentation du Marchand de Venise ou de Beaucoup de bruit pour rien matériellement impossible, si l’on voulait se conformer aux indications du poète. Mais si l’on pouvait s’y conformer, comme on comprendrait mieux encore le plaisir que nous éprouvons à suivre cette mobilité de la scène et, si je puis ainsi dire, ce vagabondage de l’action ! De là encore, — dans la comédie de Shakspeare, et notamment dans le Marchand de Venise, — de là ce mélange du tragique et du comique, dont autrefois nos romantiques ont si peu compris le véritable objet quand ils l’ont voulu rapporter à l’imitation de la vie quotidienne, où les larmes, disaient-ils, sont toujours près du rire, et le drame, par conséquent, voisin du vaudeville. Mais ni le Marchand de Venise, ni Beaucoup de bruit pour rien, ni le Songe d’une nuit d’été ne sont des imitations, même lointaines, de la vie : ils en sont des transpositions ; et bien loin que dans la comédie de Shakspeare le mélange des genres imite la réalité, il la défie, au contraire, et, en la travestissant, il s’en moque. Et de là procède, enfin, ce que l’on pourrait appeler le caractère musical, non-seulement des drames, mais aussi et surtout des comédies de Shakspeare. Comme la musique, en effet, c’est par enveloppement et par insinuation qu’elles opèrent, et dans le plaisir qu’elles nous procurent, il y a quelque chose de plus que de la volupté, il y a de la sensualité. Les musiciens ne l’ont-ils pas bien su, qui se sont inspirés si souvent, qui s’inspireront bien souvent encore des drames de Shakspeare, précisément parce que le contour en est inachevé, que le dessin précis de l’intrigue ou des caractères n’y limite pas la puissance du rêve, et que la vertu de suggestion latente en est inépuisable ? Mettez donc Andromaque ou Bajazet en musique !

Une autre cause encore ou un autre élément du plaisir que nous