Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’exception pourtant d’Hamlet, — que je m’accuse de n’avoir pas encore compris, — mais à l’occasion de ses comédies, du Marchand de Venise ou du Conte d’hiver, de Cymbeline et de la Tempête.

Ce qu’en tout cas on ne saurait nier, c’est que dans un temps comme le nôtre, où, sous l’action de diverses causes, les genres semblent retourner vers cette indistinction primitive dont les âges classiques les avaient laborieusement tirés, et où les arts échangent entre eux leurs moyens, comme si chacun d’eux avait plus d’ambition que de ressources, la « philosophie » de Shakspeare ne fasse pour nous un grand attrait de ses comédies. On ne la voit pas toujours, mais on y sent circuler une pensée latente ; et, jusque dans l’extrême invraisemblance ou dans la vulgarité de quelques-unes de ses intrigues, on est averti par un mot, tout à coup, qui fait lumière, qu’une intention supérieure a présidé au choix, à l’arrangement, au désordre apparent de ces élémens grossiers ou disparates. « Voici, — dit un personnage du Conte d’hiver, en parlant de Perdita, — voici la plus jolie fille de basse extraction qui ait jamais foulé la pelouse : il n’est pas un de ses mouvemens, pas une de ses expressions de physionomie qui n’ait une touche de quelque chose de plus grand qu’elle-même, et de trop noble pour ces lieux. » C’est ce que l’on pourrait dire de la comédie de Shakspeare. Elle aussi, elle a quelque chose de « plus grand » qu’elle-même et je ne veux pas dire de « trop noble » pour son objet, mais enfin quelque chose de « plus noble » au moins que le nom, les moyens habituels, et la tradition de la comédie ne comportent.

Autre mérite encore de la comédie de Shakspeare : elle est optimiste ; le rire même en est consolateur ; et si nous essayons d’en tirer la moralité, le poète nous enseigne qu’en ce monde, plus tôt ou plus tard, tout finit par s’arranger. Ce n’est point la leçon qui se dégage de la comédie de Molière, dont l’amertume dans le rire, comme elle en fait la puissance, pourrait bien faire aussi la véritable originalité. « Beaucoup de bruit pour rien, » telle semble être au contraire la devise accoutumée de la comédie de Shakspeare. Il n’y a pas pour lui de situation si désespérée, — pas même celle du noble Antonio, — ni si sombre, qu’on ne puisse l’éclaircir, la dénouer, et la pacifier d’un mot. Lorenzo a enlevé la fille et les bijoux du juif : il épousera la fille, et la dot la suivra. Bassanio a donné la bague de Portia : c’est Portia qui la lui rendra. Les vaisseaux eux-mêmes d’Antonio retrouveront le chemin du port. Et Shylock, que deviendra-t-il ? Il ne lui en coûtera, pour avoir voulu suivre jusqu’au bout l’exécution de son contrat sanguinaire, qu’une moitié de ses biens, et la promesse, quand il mourra, d’en laisser l’autre à sa fille. Qui croirait que la vie fût si accommodante ? Mais on peut toujours l’espérer ; — et l’espérance, plus d’une fois, n’a-t-elle pas créé son objet, comme le besoin crée son