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façon qu’on juge l’ensemble des affaires du continent et qu’on prévoie l’avenir, il est certain que, pour le moment, le poids de la Russie se fait sentir, que le tsar, en se retranchant dans sa force et dans son impassibilité, a réussi, sinon à faire tout ce qu’il voulait en Orient, du moins à neutraliser les impatiences des autres et à demeurer l’arbitre de la paix. C’est un fait, de même que c’est un fait que, sans qu’il y ait aucune espèce de pacte, une partie de la force de la Russie tient à ce qu’elle ne se sent pas seule en Europe, à l’extrémité du continent. Il est évident aussi que la triple alliance centrale, cette trop bruyante alliance, sans cesser de subsister, paraît être entrée dans une phase nouvelle, que M. de Bismarck, qui en est le régulateur, met toute son habileté à l’aire entrer ses alliés dans des vues, dans des combinaisons dont on n’a pas jusqu’ici le secret. Quels que soient les desseins du tout-puissant et solitaire chancelier qui, du fond de sa retraite de Friedrichsruhe, conduit les affaires de l’Europe, on ne peut douter que depuis quelque temps, probablement depuis le passage du tsar à Berlin, il ne s’efforce, par son ascendant à Vienne et à Rome, de modérer la marche, d’écarter tout ce qui pourrait raviver ou envenimer des conflits toujours possibles. M. de Bismarck a certainement son secret qu’il ne dira que lorsqu’il le voudra, lorsqu’il s’y croira intéressé ; il est d’ailleurs assez habile pour se plier à toutes les évolutions sans se croire plus engagé aujourd’hui qu’hier. Pour le moment, on pourrait présumer que, dans sa pensée, la triple alliance est au repos, qu’elle, doit éviter de faire parler d’elle. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux pour la paix, — et de fait, à cette heure où s’ouvre une année nouvelle, on paraît moins occupé à Berlin et à Vienne de campagnes extérieures que de bien des affaires intérieures qui ont aussi leur importance.

Quelle que soit d’ailleurs la puissance de M. de Bismarck lui-même dans l’empire dont il est l’arbitre, il ne fait pas toujours tout ce qu’il veut, et, s’il le fait, ce n’est pas toujours sans peine, sans effort, même sans y mettre quelque diplomatie. Son génie est précisément de savoir compter avec les difficultés intérieures aussi bien qu’avec les difficultés extérieures. Avant peu, d’ici à quelques mois, à l’intérieur, il va y avoir en Allemagne des élections, pour lesquelles tout se prépare déjà, qui, sans avoir rien de décisif pour la direction de la politique impériale, ne laissent point évidemment d’avoir une certaine importance. C’est l’affaire de demain. En attendant la loi sur les socialistes, à laquelle le chancelier attache un prix singulier, quoiqu’il n’ait pas cru devoir quitter Friedrichsruhe pour aller la défendre en personne, cette loi sur les socialistes, vivement contestée, est restée en suspens ; le budget aussi est resté en chemin. Le Reichstag n’a visiblement pas tenu à se presser. Il a pris ses vacances de Noël sans avoir voté ces lois ; il va les retrouver à sa rentrée pour la dernière session, et tout