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visages, bornés et têtus, tels qu’on pourrait en voir dans nos églises bretonnes. Chez nous, cependant, les femmes seraient plus recueillies. Elles égrèneraient leurs chapelets avec plus de conviction. Ici, hommes et femmes paraissent accomplir une besogne machinale. Leur corps est présent, leur esprit est ailleurs. Pour le moment, j’ai l’avantage de concentrer sur moi les regards, et je fais tort au service divin. Les versets et les répons vont leur train, pendant que l’assemblée tout entière passe en revue mon accoutrement.

Où l’Orient se trahit, c’est d’abord par l’iconostase, cette grande enluminure dorée qui se dresse entre les fidèles et le sanctuaire, dernier vestige des vieilles religions mystérieuses qui voilaient le saint des saints ; c’est aussi par l’aspect de l’officiant : sa face pâle se détache sur l’or des pieuses images, comme sur un fond de mosaïque. Il chante, ou plutôt il nasille, les yeux perdus dans l’espace. À vingt pas, on le croirait en extase devant quelque vision céleste. De plus près, sa physionomie respire la plus béate indifférence. L’air extatique fait partie du rite consacré. Il chante affreusement faux. Mais le plus curieux, c’est qu’il serait fâché de chanter juste. La fausse note lui paraît un devoir de son état. On a fait, dit-on, des efforts sérieux en Russie, en Roumanie et en Grèce pour modifier ce nasillement. Il se défend encore en Serbie, par les raisons les plus plausibles. Car le moyen de croire qu’un hiérophante, dans l’instant où il atteint le septième ciel, puisse encore observer les tons et la mesure ? Les caprices de son gosier ne sont-ils pas la meilleure marque d’un saint délire ? Ainsi pensent les prêtres serbes, et je suis tenté de leur donner raison. Il faut être conséquent avec soi-même ; du moment qu’on veut, dans le culte, du rare et de l’étourdissant, rien n’est plus rare, sans contredit, que cette manière de chanter. Elle est aussi la plus archaïque. Cette mélopée sort du lin fond des siècles ; je suis persuadé, pour ma part, que son origine se perd dans le christianisme le plus nébuleux, peut-être même au-delà. Seulement, venant de si loin, elle s’est déformée en route. Si conservateur que l’on soit, il est difficile de garder l’accord pendant vingt siècles. Je ne vous engage pas moins, si vous avez l’esprit large et l’oreille complaisante, à visiter, un jour de fête, la cathédrale de Belgrade. Vous y verrez les popes rangés en cercle, immobiles comme des statues dans leurs beaux habits sacerdotaux, et nasillant à l’envi les louanges du Seigneur. Ils s’excitent les uns les autres, non du geste, mais de la voix, s’interrompent mutuellement et repartent chaque fois de plus belle sur le fausset. Cet assaut de piété discordante fait un contraste avec leur extérieur impassible. Les gens du commun, c’est-à-dire les fidèles, conservent le droit de chanter juste. C’est