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homme et plus ou moins un Dieu, on lui a retranché sa chair, son sang et son cœur. Il me semble voir à l’œuvre certains philosophes, abstracteurs de quintessence qui, à force de tourner et retourner l’idée de Dieu, l’ont réduite à l’état de fantôme. Dans leur laboratoire, ils en ont retranché successivement la bonté, la providence, la justice, voire même l’intelligence, pour ne laisser que les attributs mathématiques : l’espace et le temps. Ce n’est plus l’être immense dans lequel le monde vit et se meut, in quo movemur et sumus. C’est une entité scolastique. Étonnez-vous après cela que le monde s’en soit dégoûté ! Mes bons messieurs, de grâce, un peu moins d’ergotage ; et ce Dieu qui vous échappe, nous saurons bien le retrouver dans notre cœur.

L’église orthodoxe, elle, ne connaît pas le doute ; mais ce qui ne vaut guère mieux, les trois quarts de ses fidèles se contentent d’une religion machinale. Voilà l’héritière de cette grande et subtile philosophie grecque, des Plotin, des Jamblique, des Eutychès et des Photius. La pauvre bête angélique que nous sommes retombe bien vite sur ses pattes, quand on veut l’entraîner trop haut dans les mystères de l’inconnaissable. La foule admire de loin, mais elle ne peut suivre. Un bon sens involontaire la maintient au ras du sol. L’effort continu vers le sublime ne se soutient pas. La recherche de l’extase tourne en routine, le saint délire en grimace de convention. Il s’opère un divorce définitif entre Ariel et Caliban. L’humanité suit sa pente vers les choses d’ici-bas. Elle honore d’un respect littéral le culte officiel, qui reste figé dans les formules hiératiques. Au sommet, les vieilles traditions immobiles ; en bas, la loi du charbonnier.

Cette foi reste-t-elle bienfaisante ? Est-elle pour les peuples de la péninsule une cause de force ou de faiblesse ? C’est ce que nous saurons mieux en examinant les rapports de l’église orthodoxe avec les pouvoirs établis.


III

J’ai connu à Belgrade un homme unique en son genre, qui n’aimait point la politique, bien qu’il eût été deux ou trois fois ministre et même, disait-on, ministre à poigne : les contemplatifs sont terribles dans l’action, parce qu’ils sont sincères. Il n’allait jamais s’asseoir sur la Terasia, devant l’hôtel de Paris, pour écouter ou débiter des nouvelles. On ne le voyait pas davantage à la « Couronne de Serbie, » où se tiennent les grandes assises de l’opposition. Il vivait presque toujours sur les livres, enfermé dans son cabinet. Ceux qui rencontraient une fois sa longue et honnête