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de l’histoire est brisé ? N’entre-t-il pas quelque artifice dans ce patriotisme de fraîche date, qui se réclame de saint Sava ? Parmi vos anciennes institutions, l’église seule est restée debout. Ses quartiers de noblesse sont incontestables. Mais qu’a-t-elle fait pour vous ? Je me demande si cette respectable personne a jamais armé votre bras ou échauffé votre cœur. Au temps des croisades, quand l’Europe entière se ruait sur l’infidèle, je la vois marchander le passage à ces bandes héroïques : elle se garde bien de les suivre. Où étaient vos prêtres, lorsqu’à votre tour vous vous battîtes si glorieusement dans les plaines de Kossovo ? Et plus tard, le jour où Constantinople tomba, les vit-on prêcher la guerre sainte, soulever le monde orthodoxe ? D’un bout à l’autre de la péninsule, du Danube au Volga, du Bosphore au Liban, ils n’étaient occupés que de leurs démêlés avec Rome. Et même après la catastrophe finale, est-ce que la domination turque aurait duré seulement deux siècles, si l’église avait su vous unir contre le croissant ? Je ne vous citerai pas l’exemple des Hongrois : vous m’objecteriez que Bude a été délivrée malgré elle par une armée allemande. Mais, voyez l’Espagne. Elle aussi a été submergée par le flot asiatique. L’empire arabe valait bien l’empire ottoman, et les contemporains du Cid n’étaient pas plus civilisés que vos ancêtres. Ils n’attendaient rien de l’étranger. Leur seul appui, c’était leur lourde épée taillée en forme de croix. Cependant, ils réussirent à secouer le joug par l’entêtement d’une foi robuste. Votre péninsule est une Espagne qui n’a pas pu rejeter l’Islam. Vingt fois, l’église orthodoxe a repoussé la main qu’on lui tendait. Tout entière à ses vieilles rancunes, elle préférait encore les Turcs aux catholiques. On pouvait espérer au moins qu’une fois libres, les chrétiens seraient unis. Quelle erreur ! Je n’aperçois point un chef et un troupeau ; je ne vois que des églises rivales qui se surveillent d’un œil jaloux. Elles forment l’avant-garde de vos ambitions ; elles préludent aux batailles de races par des querelles de prêtres. Voyez-les investir la Macédoine et pousser des reconnaissances jusqu’aux portes de Constantinople : dans cette campagne, la fondation d’une école est une embuscade, la nomination d’un évêque un guet-apens. Quels cris n’a-t-on pas poussés à Belgrade, lorsque les Bulgares ont voulu créer, dans les provinces turques, un évêché de plus ! Singulière façon de comprendre l’esprit évangélique !

Je craignis d’avoir été trop loin, car le front de mon hôte se rembrunit légèrement. Mais il reprit bientôt son calme. Les Serbes sont des méridionaux flegmatiques. Il savoura lentement sa tasse de café, ralluma sa pipe, et c’est le plus tranquillement du monde qu’il répondit :