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désolent la plaine. Votre compatriote veut passer la frontière, malgré les remontrances des autorités autrichiennes (ces journalistes ont tous le diable au corps). Par un brouillard épais, il se glisse le long de la Save, quand soudain des coups de feu retentissent, et il assiste à une scène étrange. Une foule confuse sort de la brume. Des femmes, des enfans, des bestiaux passent le fleuve on désordre. On entend des cris et des mugissemens. Quelques cavaliers s’agitent sur la rive opposée, les uns pour prévenir, les autres pour protéger le passage. Enfin, la tribu est en sûreté sur le territoire croate. Mais elle tremble encore de peur, car ce sont des femmes, des vieillards. Les vigies autrichiennes s’efforcent en vain de les rassurer. Alors, du milieu des groupes, un prêtre se lève : c’est lui qui les a guidés, c’est lui qui les calme et les réconforte. Il va de l’un à l’autre, et soudain le tumulte s’apaise. Longtemps on peut suivre dans la brume sa maigre et noire silhouette, armée du bâton pastoral. Oui, monsieur, cet homme est véritablement le bon pasteur. Son bâton grossier, taillé dans quelque buis sauvage, fait mieux son office que la crosse ciselée des évêques. Saint Paul n’en portait pas d’autre dans ses pieuses caravanes. O vanité de la science humaine ! les princes de l’église, après les docteurs subtils, nous ont fait bien du mal : ce moine râpé, sans culture, qui conduit pêle-mêle les bestiaux et les hommes, ce caporal de la sainte milice, a sauvé l’église d’Orient.

— Mais maintenant que les temps d’épreuves sont passés, comment vous arrangez-vous de ces mœurs patriarcales ? De quel œil les popes considèrent-ils vos préfets, vos percepteurs et vos gendarmes ? Vont-ils en chemin de fer ? paient-ils leurs contributions ? font-ils modestement leur devoir d’électeurs ? ont-ils encore des entrailles de pères pour les honnêtes brigands, si faciles à confondre avec les héros ? ne les voit-on jamais regretter le temps où ils étaient conducteurs de peuples, comme les rois d’Homère ? Car enfin, c’est très bien d’être biblique. Mais il s’agit à présent d’atteler une locomotive à cette charrette mérovingienne et de faire glisser le tout sur deux rails d’acier poli. Je crains les frottemens. Et vous ? Les plus mécontens doivent être ces anciens chefs de tribus, ces apôtres réduits tout à coup à la plate existence de curés de campagne. Ils sont, j’imagine, violemment tentés de vous mettre des bâtons dans les roues.

— Eh ! mon Dieu, ce ne sont pas des anges ; nous, non plus. Je ne dis pas qu’ils goûtent toutes les nouveautés. D’autre pari, toutes les nouveautés ne sont pas bonnes. Nous avons nos petites querelles de ménage. Qui n’a les siennes ? Mais cela se passe en famille. Nos prêtres aiment à politiquer comme tous leurs concitoyens. Cependant, il n’y a pas de parti clérical, puisque personne n’attaque l’église. En revanche, nous avons des prêtres libéraux,