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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/625

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française, le premier salon de France, calomniée par Chamfort, un de ses membres, disparaît ; le salon de Mme Roland, celui de Mme de Sainte-Amaranthe, se ferment pour cause de proscription, de guillotine, et le peuple a son spectacle de prédilection, le travail du fonctionnaire Sanson, le Gratis de la Convention. On parle à la tribune, on vocifère dans les clubs, on agit dans la rue ; emportés par la haine, par l’enthousiasme et la peur, halelans sous un labeur surhumain, les vainqueurs éphémères n’ont ni le temps ni le goût de la conversation, science délicate qui exige des loisirs, une culture raffinée, des mœurs élégantes auxquelles, sauf de rares exceptions, les terroristes demeurent étrangers. Ne leur demandez ni la politesse aimable, ni la malice piquante, ni la grâce : pour les trouver encore, il faut les chercher dans les endroits où l’on est le moins accoutumé à les rencontrer, dans les prisons de Paris, les véritables, les seuls salons de cette époque tragique, devenus le dernier rendez-vous de la bonne compagnie.

Au début, et surtout dans les prisons muscadines, faites à la hâte avec d’anciens palais, hôtels, couvens ou collèges, et d’abord affectées au service des détenus politiques, ceux-ci pouvaient entretenir quelques illusions. La commune n’a pas encore pris à son compte cette administration, le tribunal révolutionnaire accorde des mises en liberté, les parens, les amis ont le droit de visiter les prisonniers, de leur écrire ; ils jouent à toutes sortes de jeux, lisent, étudient à leur gré. On commande sa nourriture au dehors et le dieu assignat fait merveille. D’ailleurs les riches donnent en raison de leurs facultés, et tout s’exécute à leurs dépens : à Port-Libre, par exemple, ils paient la nourriture des indigens, les frais de garde qui atteignent chaque jour cent cinquante livres, même le chien destiné à les surveiller ; un trésorier, choisi par eux, fait la collecte, ordonnance toutes les dépenses. Le soir, on se réunit au salon, où chacun apporte sa lumière : les hommes lisent, écrivent, les femmes brodent, tricotent ; on termine par un petit souper ambigu, quelquefois on organise des concerts ; à défaut de Boufflers ou de Ségur, voici le poète Vigée, l’auteur de la Fausse Coquette et de l’Entrevue : les dames proposent des bouts-rimés et décernent une récompense au vainqueur, les champions ne manquent pas, et l’on se croirait presque revenu au temps de l’hôtel de Rambouillet, à la fameuse Journée des Madrigaux. La lecture du journal a lieu à haute voix, et « à la nouvelle d’une victoire, on voyait passer le bout de l’oreille : les figures pâlissaient, des soupirs étouffés, des contractions de nerfs, des trépignemens de pieds annonçaient l’aristocrate incorrigible. » Le 23 nivôse an II, chants d’église, le Gloria in excelsis, le Credo, enfin la messe complète, observe