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personnes atteintes de maladies différentes, nulle hygiène, aucun souci de purifier l’air, le médecin le plus insouciant et le plus barbare qu’on vît jamais, ce docteur Thierry, protégé de Robespierre, visitant tous ses malades en vingt-cinq minutes, et, nouveau Sangrado, ordonnant un seul remède, de la tisane, et jamais rien que de la tisane ; les cris de douleur des uns, leurs rêves entrecoupés d’images de sang, les chiens répondant la nuit à la sonnerie de l’horloge par de longs hurlemens ; les morts laissés plusieurs heures à côté de leurs compagnons de lit, parce qu’il y avait une heure marquée pour les transporter, des moribonds traînés, malgré leur état, devant le tribunal révolutionnaire, tout contribuait à entretenir l’horreur de ce séjour. Un jour, le docteur Thierry s’approche d’un lit, tâte le pouls d’un de ses cliens : « Ah ! dit-il, il est mieux qu’hier. — Oui, citoyen, répond l’infirmier, il est beaucoup mieux, mais ce n’est pas le même ; le malade d’hier est mort, et celui-ci a pris sa place. — Ah ! c’est différent ; eh bien, qu’on fasse la tisane ! »

Au milieu de ces tourmens, en butte à tant de fluctuations dans l’infortune, placés entre le souvenir des massacres de septembre et la crainte de nouvelles journées populaires, isolés et se croyant oubliés de leurs familles, privés des consolations de la religion, voyant chaque jour leurs amis partir pour le tribunal inexorable, entendant le colporteur de journaux proclamer le nombre des sujets de très haute, très puissante et très expéditive dame Guillotine, comment les détenus n’auraient-ils pas éprouvé quelques défaillances, abandonné parfois leurs cœurs au désespoir ?

Aussi bien le dégoût d’une telle vie engendre le goût de la mort, quelques-uns même se suicident, en poussant le cri de Ninon : je ne laisse au monde que des mourans. Beaucoup mettent à leurs visages un masque de gaîté factice ; la parole se glace sur les lèvres, la misère morale et matérielle étreint des natures fortement trempées. « Tout s’épuise, soupire Roucher ; le maintien le plus ferme n’est plus qu’un mensonge du corps qui veut ne pas paraître complice de la faiblesse de l’âme… Le courage de la veille n’est point celui du lendemain : il faut s’en faire un nouveau tous les jours. » Mais le poète reste fidèle à ses idoles : la liberté, la loi, et il en vient au point de déclarer à sa fille que, si les portes de Lazare (Saint-Lazare) s’ouvraient contre le vœu du législateur, il n’en profiterait point. L’autorité le captive, il faut que l’autorité le délivre. « Patience, ajoute-t-il, la liberté est un fruit qui, comme tous les autres, veut du temps pour mûrir. » Un tel luxe de conscience semblera bizarre dans un temps comme le nôtre où l’on sort volontiers de la légalité pour rentrer dans le droit, où l’on