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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/667

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Est reparu vivant comme Jonas vomi par sa baleine. Mais, comme le remarquait dernièrement M. Crampel, qui a exploré, lui aussi, des districts inconnus de l’Afrique, lorsqu’on voyage en pays sauvage avec un millier de soldats, on ne peut les nourrir qu’en pratiquant partout la réquisition ou l’achat forcé, c’est-à-dire en rançonnant et en pillant. Le plus souvent les noirs ne cultivent le sol que dans la stricte mesure de leurs besoins, la réquisition les condamne à la famine, et ces affamés se vengent. L’armée et son chef se fraient un passage, les lieutenans d’arrière-gardes sont attaqués et tués. Les chemins que Stanley s’est ouverts par la violence, la violence seule pourra les rouvrir. Partout où il est allé, il s’est battu, partout il a laissé derrière lui une longue traînée de sang et des pays fermés désormais à tout Européen qui n’aurait pas avec lui une armée pour en forcer les portes.

C’est une tout autre méthode qu’a pratiquée le capitaine Binger. Durant les vingt-huit mois qu’il a passés dans la boucle du Niger, il n’avait pas d’autre escorte que dix indigènes de la côte et dix-huit ânes. Quelques-uns de ses noirs étaient armés, mais il avait soin de garder pour lui les cartouches, et au cours de son long et périlleux voyage, il n’a pas versé d’autre sang que celui du gibier qui passait à sa portée. Quand on est décidé à ne se battre qu’à la dernière extrémité, c’est la palabre qui remplace les coups de fusil. Il faut parlementer sans cesse, obtenir par la puissance de la persuasion le droit de passage et des sauf-conduits pour aller plus loin. A cet effet, il faut savoir les langues du pays. Le capitaine Binger avait eu soin d’apprendre le mandé, langue de la plus civilisée, de la plus industrieuse, de la plus répandue de toutes les races établies dans cette région. Le mandé ne lui suffisant pas, il a dû apprendre en chemin, tant bien que mal, le sieneré, le samokho, le mossi, le grousi, le haoussa, l’agni, et il a rapporté plusieurs vocabulaires de ces divers idiomes.

Mais l’homme le plus éloquent, le plus persuasif ne réussirait pas à traverser la boucle du Niger s’il y arrivait les mains vides. Le capitaine Binger s’était muni à son départ d’une pacotille pesant 900 kilogrammes, où figuraient presque toutes les industries françaises, et c’est en voyageur de commerce qu’il s’est présenté partout. Lorsqu’un an après avoir quitté Bordeaux, il fit, le 20 février 1888, son entrée dans la ville de Kong, monté sur un modeste bœuf porteur, au milieu d’une population avide de voir un Européen, mais plus étonnée que bienveillante, son premier soin fut d’expliquer en mandé à ces curieux les raisons de son voyage et ce qui l’amenait chez eux. Après leur avoir parlé de la France, de ses établissemens sur le Niger, des postes fortifiés, destinés à protéger les marchands qui vont au Sénégal ou en reviennent : — « Depuis longtemps, leur dit-il, nous connaissons de nom la ville de Kong ; nous savons aussi que les habitans sont paisibles, actifs et commerçans. Ce sont vos qualités qui ont décidé mon gouvernement à