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famine, il a traversé des villages dépeuplés, où des moribonds râlaient à côté de squelettes blanchis au soleil. Des fanatiques, des tribuns ont comploté sa mort, et il a eu affaire aux terribles ; brigands du Gourounsi. « Dans cette région, à chaque rencontre, il faut apprêter ses armes, et l’on défile à distance les uns des autres, l’arc bandé, et les flèches empoisonnées à la main ; le moindre geste imprudent peut provoquer un conflit, amener un désastre… Il fallait être debout jour et nuit ; pas d’autre nourriture que des épis de mil et de maïs grillés ; un peu de viande de buffle boucanée ; et, par surcroît, nous devions traverser sans pirogues de nombreux cours d’eau. » A chaque instant, on se disait : Nous ne passerons pas. Mais le démon aidant ; on passait.

Les vrais voyageurs oublient les fatigues et les périls pour ne se souvenir que de leurs bonnes aubaines. Le capitaine Binger a connu plus d’une fois le bonheur dans la boucle du Niger. S’il est presque mort de lassitude en cheminant dans des marais herbeux, où il faut porter les bagages à des d’homme, il s’est senti revivre dans des sites charmans, sillonnés par des eaux bien courantes dans de magnifiques forêts, dont les délices, à la vérité, sont gâtées par les fourmis à mandibules et les serpens. Kintampo, assise au milieu d’une clairière et environnée de cultures et de splendides bananiers, lui fit l’effet d’un paradis. Il a connu d’autres joies plus douces encore. Il a séjourné chez des peuples agriculteurs et industrieux ; dans des villes où fleurissent le commerce et tous les arts de la paix. La défiance qu’on lui témoigna d’abord se dissipa bientôt ; des bouches menaçantes se décidèrent à sourire ; reçu en ennemi, on le traita bien vite en ami. Compterons-nous parmi ses bonheurs ou ses malheurs l’offre que lui fit le frère du roi de Mossi de lui donner, avec un cheval rouan, trois jeunes femmes, en le priant instamment de les épouser ? « Passer brusquement du célibat à un triple mariage me parut un peu excessif. J’exposai mes scrupules à mon brave ami Boukary-Naba, qui consentit à ce que je fisse épouser ces jeunes filles par mes trois serviteurs les plus dévoués. Elles ont été d’excellentes femmes et n’ont jamais fait naître la discorde dans mon camp. » M. Binger m’assure qu’il y a dans la boucle du Niger des populations où les femmes sont vraiment belles ; mais ; il ne m’a pas dit si les trois jeunes filles qu’il a refusé d’épouser appartenaient à la race des Hélènes noires.

Il y a deux variétés fort distinctes de voyageurs en Afrique ; Les uns sont des chefs d’expéditions militaires. Personne ne s’entend comme Stanley, à préparer et à conduire ce genre d’entreprises. Il avait fait jadis des prodiges en traversant le continent noir dans toute sa largeur, il vient d’en accomplir de plus étonnans encore en remontant le Congo et l’Arrouwimi pour aller chercher Emin dans la province de Wadelaï. On a souvent prédit que les terres inconnues où il s’enfonçait avec l’audace d’un Fernand Cortès seraient son tombeau, et toujours il