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Le capitaine Binger est beaucoup plus favorable que d’autres voyageurs à la religion de Mahomet, dont les incessans et merveilleux progrès ne lui semblent point un malheur. Il y a évidemment des distinctions à faire à ce sujet ; autres lieux, autres mœurs, et Mahomet n’est pas partout le même. Quand le général Borgnis-Desbordes entreprit sa mémorable expédition du Sénégal au Niger, il s’aperçut bien vite que les peuples fétichistes étaient, dans cette région, nos alliés naturels ; que, pour établir notre influence, nous devions nous appuyer sur eux et les soutenir contre les agressions des États musulmans. L’événement a prouvé que sa politique était bonne. Mais dans la boucle du Niger, il en va tout autrement. Ce sont les populations fétichistes qui ont causé au capitaine ses ennuis les plus sérieux. Lorsqu’il se dirigea de Dioulasou sur le Dafina, il eut affaire à des noirs si superstitieux que la vue d’un chiffon de papier les remplissait d’épouvante. Accusé de sorcellerie, regardé partout comme un être malfaisant, il n’osait questionner personne, sous peine d’être assassiné. Il courut les mêmes dangers dans le Gourounsi, et quand, après dix-huit jours d’incessantes fatigues et de hasards, il atteignit, épuisé et malade, la cité musulmane d’Oual-Oualé, il respira comme s’il entrait au port. Durant les six semaines qu’il y passa, les musulmans lui prodiguèrent leurs soins. Pour le refaire, son hôte et l’iman envoyaient chercher du fait et du beurre à deux jours de marche d’Oual-Oualé.

Les Mandés ont été convertis à l’islam dès le XVIIe siècle, non par des missionnaires arabes, mais par des noirs qui avaient fait le pèlerinage de La Mecque, et c’est peut-être pour cette raison qu’ils sont restés étrangers au fanatisme, qui est la marque propre du sémite. Le capitaine Binger a connu à Kong des musulmans qui sont des modèles de tolérance. Ils ont fait d’eux-mêmes la réflexion qu’il y a parmi les chrétiens, les juifs et les disciples du Coran des hommes de beaucoup d’esprit, fort attachés à leur religion ; ils en concluent qu’aucune de ces religions n’est méprisable. « Dans les conversations religieuses que nous avons eues ensemble, nous dit le capitaine, ils n’ont jamais essayé de me prouver que leur croyance fût préférable aux autres. Plusieurs m’ont affirmé qu’ils regardaient les trois doctrines comme trois grands chemins qui conduisent au même Dieu. » Si l’esprit de persécution se réveillait en Europe, si l’intolérance des croyans et le fanatisme des mécréans y rendaient la vie difficile aux sages, ils en seraient réduits à prendre le bâton blanc du pèlerin et à pousser jusqu’à Kong pour y retrouver la raison.

En ce qui concerne l’esclavage, le capitaine Binger a des opinions fort arrêtées dont j’ose à peine parler, de crainte de le brouiller avec les philanthropes de profession, qui sont une race fort irritable et à laquelle il est dangereux de se frotter : ces abeilles piquent comme des guêpes. Il y a partout des esclaves dans la boucle du Niger. Si la