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jour n’en aurons-nous plus d’autres. Nous demandons aujourd’hui, et de plus en plus, à la musique, des sensations tellement raffinées, un plaisir si complexe, et en même temps si délicat, que le moindre choc de la réalité et de la matière finira par devenir fatal à l’édifice léger de nos subtiles jouissances. Ceux d’entre nous qui sont un peu musiciens ne supporteront plus, pour les œuvres qu’ils (aiment, d’autres interprètes qu’eux-mêmes ; ils les liront plutôt que de les entendre, et alors se trouvera peut-être démontrée et admise cette maxime de l’école ultra-avancée, qui nous étonne encore : « Toute exécution musicale est une profanation ! »

Sérieusement, et sans paradoxe, l’art musical dramatique pourrait bien être gravement menacé. Les théâtres déclinent, tandis que les concerts se multiplient et prospèrent, et le goût se répand de plus en plus des symphonies, des mélodrames, des poèmes chantés, des lieder, de cette musique enfin qui, pour nous donner des joies sans mélange et sans trouble, n’a besoin que d’elle-même et parfois de quelques strophes de poésie.

Les lieder de M. Grieg sont écrits presque toujours sur de petits poèmes Scandinaves ou danois, de Bjoernson, d’Ibsen, d’Andersen, mais selon la tradition musicale allemande. Il n’est pas sans intérêt de les comparer à quelques mélodies françaises tout récemment publiées : Soirs d’été, paroles de M. Paul Bourget, musique de M. Ch.-M. Widor[1]. Ce rapprochement révèle entre les compatriotes de M. Widor et ceux de M. Grieg de curieuses dissidences esthétiques et même morales. Ouvrons au hasard un album de M. Grieg. Nous y trouvons d’abord une grande variété de sujets et de titres : des paysages, des légendes, des soupirs d’amour, de regret. Rêve d’enfant, Berceuse, Salut matinal, Rosée du matin, la Première rencontre, À un cygne ; chacun de ces lieder est composé, encadré même comme un petit tableau. Le sujet en est précis, le contour arrêté ; la poésie, l’originalité et la fantaisie de l’imagination s’y concilient avec une facture serrée, exacte.

Il en est tout autrement dans les mélodies de M. Widor, charmantes, je le déclare bien vite, mais d’un charme pour ainsi dire plus incertain, d’une inspiration, et, par suite, d’une exécution beaucoup plus vague et flottante. À cet égard, le lied le plus caractéristique du recueil est le quatrième. Mais, pour le sentir et l’aimer, gardez qu’on vous le chante ailleurs que dans l’intimité, avec une autre voix, que la voix qui vient du cœur. Ce lied s’appelle l’Ame des lis, et le voici :

L’âme évaporée et souffrante,
L’âme douce, l’âme odorante

  1. Chez Durand et Schœnewerk.