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« ministre Bernard » n’était que son grand-oncle ; — et Rousseau devait bien le savoir. Il ment, quand il dit qu’il passa « cinq ans » avec son cousin Bernard, tant à Bossey, chez le pasteur Lambercier, qu’à Genève même, chez son oncle : ces « cinq ans » là n’en sont pas même trois ; et, comme c’est le temps où il apprit « avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation, » on voit la raison de son mensonge.

Je lui en veux si peu que je souhaiterais pour lui qu’il eût également romancé tout ce qu’il n’a pas craint de consigner d’anecdotes indécentes ou grossières dans les premiers livres de ses Confessions. Mais je souhaiterais surtout qu’il eût menti sur Mme de Warens ; et, cette éducation commencée sur les grandes routes, je souhaiterais qu’il ne l’eût pas achevée dans cette maison des Charmettes, où il était chargé de remplir auprès de la maîtresse du logis les intervalles que laissait libres la mâle vigueur de Claude Anet, — son valet de chambre, et leur meilleur ami… Je ne connais pas un de nos grands écrivains dont l’enfance et la première jeunesse aient à ce point manqué de direction morale ; pas un dont l’éducation ressemble davantage à celle d’un enfant, non pas même trouvé, mais perdu ; pas un enfin dont l’expérience de la vie, bien loin de le tremper, ait à ce point déséquilibré, dissocié, si l’on peut ainsi dire, et énervé le caractère. Les parens de Diderot, brouillés avec leur fils, ne l’avaient pas cependant lâché dans le monde avant qu’il fût un homme ; et, elle-même, la fameuse Mme de Tencin n’a pas fait apprendre au futur d’Alembert l’état de vitrier.

Il faut attribuer, je crois, dans la composition successive du caractère et dans le développement ultérieur de la folie de Rousseau, bien plus d’importance à ce manque d’éducation première, d’éducation morale surtout, de bons exemples et de bons conseils, qu’à un certain défaut de conformation physique, sur la nature et les effets duquel le docteur Möbius nous dispense heureusement d’insister. On a beaucoup écrit sur ce sujet, et j’ai là, sous les yeux, deux ou trois brochures dont il me suffira, pour les curieux, de copier les titres : la Relation de la maladie qui a tourmenté la vie et déterminé la mort de J.-J. Rousseau, par le docteur Desruelles (Paris, J. -B. Baillière, 1846), et l’Explication de la maladie de J.-J. Rousseau, et de l’Influence qu’elle a eue sur son caractère et sur ses écrits, par le docteur Mercier (Paris, Le Normant, 1859). Il me semble bien aussi me rappeler que, plus récemment, dans la Critique philosophique, aux environs de 1884, M. Renouvier reprochait à ceux qui ont étudié le caractère de Rousseau de n’avoir pas examiné d’assez près la nature de sa maladie. Sans doute, ils auront pensé qu’elle tenait assez de place dans les Confessions. Mais le docteur Möbius nous déclare en propres