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termes que, si ses prédécesseurs, et notamment le docteur Mercier, ont bien diagnostiqué la maladie de Rousseau, ils ont eu tort d’y voir l’explication suffisante et la cause de ses bizarreries ou de ses singularités. Entre une maladie de la prostate et la folie des persécutions, il n’y a pas pour lui de liaison nécessaire ; la coïncidence des deux affections chez un même sujet n’en établit pas la solidarité ; et, de même


Qu’on peut être honnête homme et faire mal les vers,


ce n’est pas une raison, si parfois on éprouve quelques difficultés à faire de l’eau, pour qu’on devienne fou.

En revanche, et sous le nom de neurasthénie, nom savant et rébarbatif, le docteur Möbius signale chez Rousseau l’existence d’un état nerveux dont il nous sera plus facile de parler. Nous n’aurons en effet pour cela qu’à transposer les choses, et dans la mesure où les états psychologiques sont déterminés ou conditionnés par des états physiologiques, nous n’aurons qu’à considérer la neurasthénie de Rousseau, comme étant l’équivalent, ou, pour ainsi parler, la base physique de son extraordinaire sensibilité.

C’est un autre trait de son caractère, et qui le distingue profondément de la plupart de ses contemporains, les plus secs des hommes, les plus portés à l’ironie : Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, d’Alembert, Grimm encore, si l’on veut, Marmontel et tant d’autres, dont on eût pu dire, comme du premier d’entre eux, qu’à la place du cœur, c’était encore de la cervelle qu’ils avaient sous la mamelle gauche. Etrange façon de s’exprimer ! si Mme de Tencin ne l’avait rendue historique. Le seul Prévost, peut-être, autre aventurier, pour qui la vie n’a pas été douce, l’auteur de Cléveland et de Manon Lescaut, semblerait avoir eu quelque chose de cette sensibilité diffuse et passionnée dont la Nouvelle Héloïse et les Confessions nous ont conservé l’éloquent témoignage. Chose assez remarquable ! c’est le seul aussi de ses contemporains, dont Rousseau, dans ses Confessions, ait parlé sans aigreur, et même avec une certaine bienveillance. La sensibilité de Rousseau, de quelque épithète que l’on se serve pour la définir ou pour en noter les manifestations diverses, physique, esthétique ou morale, voilà ce qui le sépare de nos Français du XVIIIe siècle, le secret de sa puissance, el l’origine aussi de sa folie.

J’aurais aimé qu’à cette occasion le docteur Möbius discutât l’opinion de quelques aliénistes qui, toujours fidèles à l’esprit d’Esquirol, cherchent encore aujourd’hui le principe ou la condition des désordres qu’on enveloppe sous le nom de folie, dans les altérations ou les aberrations de la sensibilité générale. « La monomanie, disait Esquirol, il y a plus de cinquante ans, est la maladie de la sensibilité ; elle repose tout