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entière sur nos affections. Son étude est inséparable de la connaissance des passions, c’est dans le cœur de l’homme qu’elle a son siège, c’est là qu’il faut fouiller pour en saisir toutes les nuances. » Ce qu’Esquirol disait de la monomanie, qui n’est elle-même qu’une espèce parmi beaucoup d’autres, il semble, qu’après l’avoir contesté plus d’une fois, on y revienne, et même qu’on l’ait étendu depuis lors à la totalité des maladies mentales. « La lésion que l’on doit surtout étudier dans les maladies mentales, dit le docteur Falret, c’est celle de la partie affective de notre être, la lésion des sentimens et des penchans. Cette altération primitive des sentimens et des penchans chez les aliénés mérite au plus haut degré l’attention de l’observateur. Elle doit servir de base à la connaissance de la maladie, à la description de ses diverses formes, à leur classement, à leur pronostic et à leur traitement. » Un autre dit encore, en termes plus brefs et plus généraux : « Les états moraux et émotifs réagissent sur l’ensemble de l’organisme ; ils constituent pour les opérations intellectuelles une sorte de milieu dont l’influence peut les stimuler, les ralentir ou les dévoyer : c’est le terrain sur lequel germent les conceptions délirantes[1]. » Enfin, M. Maudsley, dans son beau livre sur la Pathologie de l’esprit, ne dit-il pas également que « le premier symptôme de la folie consiste ordinairement en une affection du ton psychique, c’est-à-dire en une perversion de la manière de sentir, qui produit un changement ou une aliénation du caractère et de la conduite ? »

Si ce n’est pas à faire à nous que de juger ces opinions, ne pensera-t-on pas que ce l’était sans doute au docteur Möbius ? Et si nous regrettons qu’il l’ait oublié, c’est qu’en vérité, pour expliquer l’une au moins des origines de la folie de Rousseau, nous ne saurions imaginer de théorie plus probable. Que dis-je ! on l’aurait inventée pour lui qu’elle ne s’adapterait pas mieux, qu’elle n’adhérerait pas d’une manière plus étroite à tout ce que nous savons du caractère de sa personne et de l’histoire de sa vie.

Oui, sa nature était ainsi faite qu’elle offrait au plaisir comme à la douleur ce qu’on me permettra d’appeler une surface d’impressionnabilité plus vaste, ou des prises plus nombreuses et plus tenaces à la fois. Se rappelle-t-on comme il a parlé, dans la Nouvelle Héloïse et dans l’Emile, des odeurs et de l’odorat ? « L’odorat est le sens de l’imagination ; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau : c’est pour cela qu’il ranime le tempérament, et l’épuise à la longue… » Remarquez la force des termes : Baudelaire et M. Zola, que nos jeunes gens en louent comme d’une découverte, n’en ont guère employé de

  1. J’emprunte les citations d’Esquirol à son livre sur les Maladies mentales, et les autres à l’article Folie du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.