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La critique française, en général, — c’est une juste observation du docteur Möbius dans sa préface, — a bien souvent traité Rousseau de malade et de fou, mais elle l’a fait pour l’outrager, et jamais ou rarement pour chercher dans son délire ou dans sa maladie l’atténuation ou l’excuse que ces mots cependant doivent porter toujours avec eux. Il est donc bon que l’on sache exactement ce qu’ils signifient, et, quand nous parlons de la folie de Rousseau, que nous prenons le mot dans toute l’étendue de son sens. Mais c’est aussi de quoi nous ne saurions persuader le lecteur, si nous ne mettions les preuves sous ses yeux, et c’est pourquoi nous demanderons qu’on nous permette d’emprunter aux Dialogues une dernière citation.

« Voyez-le entrant au spectacle, — c’est lui-même qu’il met en scène, — entouré dans l’instant d’une étroite enceinte de bras tendus et de cannes, dans laquelle vous pouvez penser comme il est à son aise. A quoi sert cette barrière ? S’il veut la forcer, résistera-t-elle ? Non, sans doute. A quoi sert-elle donc ? Uniquement à se donner l’amusement de le voir enfermé dans cette cage, et à lui faire bien sentir que tous ceux qui l’entourent se font un plaisir d’être, à son égard, autant d’argousins et d’archers. Est-ce aussi par bonté qu’on ne manque pas de cracher sur lui toutes les fois qu’il passe à portée et qu’on le peut sans être aperçu de lui ? .. Tous les signes de haine, de mépris, de fureur même qu’on peut tacitement donner à un homme sans y joindre une insulte ouverte et directe, lui sont prodigués de toutes parts, et, tout en l’accablant des plus fades complimens, en affectant pour lui les petits soins mielleux qu’on rend aux jolies femmes s’il avait besoin d’une assistance réelle, on le verrait finir avec joie, sans lui donner le moindre secours. Je l’ai vu, dans la rue Saint-Honoré, faire presque sous un carrosse une chute très périlleuse ; on court à lui ; mais sitôt qu’on reconnaît Jean-Jacques, les passans reprennent leur chemin, les marchands rentrent dans leurs boutiques, et il serait resté seul dans cet état si un pauvre mercier, rustre et mal instruit, ne l’eût fait asseoir sur son petit banc, et si une servante, tout aussi peu philosophe, ne lui eût apporté un verre d’eau. »

Ce n’est pas, à la vérité, que la « persécution » dont il se plaint soit entièrement imaginaire ; et, décrété de prise de corps à Paris, à Genève, à Berne, il a pu craindre pour sa liberté, comme il a pu craindre pour sa vie même, une fois au moins, à Motiers-Travers, quand une populace excitée par ses pasteurs fit mine un jour de le lapider. Mais ce qui est surtout vrai, et ce qu’on ne saurait trop redire, ce qu’a très bien vu le docteur Möbius, c’est qu’aussitôt qu’il eut quitté Paris, tous ceux dont sa réputation offusquait la vanité souffrante s’efforcèrent de créer dans l’opinion du temps un préjugé défavorable et vaguement hostile à sa personne. Le malheureux y prêtait