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assez. Ses anciens amis surtout s’y acharnèrent, et, au premier rang, ce Grimm qu’il avait jadis introduit chez Mme d’Epinay.

Si maintenant on veut bien observer qu’ils régnaient souverainement dans les salons littéraires, celui-ci chez Mme d’Epinay, comme je viens de le dire, celui-là chez Mme Geoffrin, un troisième chez le baron d’Holbach, un autre, chez Mlle de Lespinasse, et Voltaire même, tout absent qu’il était, chez Mme du Deffand ; si l’on songe qu’à cette date, où la littérature française était vraiment universelle, c’étaient eux dont les ouvrages, les Correspondances, et les jugemens gouvernaient l’opinion de l’Europe presque entière, de Naples jusqu’à Saint-Pétersbourg ; et si l’on veut bien réfléchir qu’indépendamment des petites raisons, des raisons personnelles, tous ces philosophes en avaient dix, en avaient vingt, de détester les idées de Rousseau, — de littéraires et doctrinales, de religieuses et de politiques, — on ne prendra pas pour cela sa part de la folie de Rousseau, mais on reconnaîtra qu’à la base de ses conceptions délirantes il y avait un fond de vérité. Qu’était-il exactement ? C’est une autre question, qu’on ne pourrait décider qu’en étudiant de près l’histoire littéraire du XVIIe siècle, et, en ce qui touche Rousseau, sur d’autres témoignages que ceux de ses ennemis. Il nous suffit ici qu’en se considérant lui-même comme une victime, Rousseau ne fût pas complètement fou, qu’il y eût dans sa folie plus d’une lueur de raison, et qu’en même temps qu’à l’état maladif de sa sensibilité générale, sa folie répondît à quelque chose de plus objectif qu’elle-même, et de réellement existant.

Une autre observation n’est pas moins importante : c’est que, comme le remarque le docteur Möbius, « le délire de Rousseau n’a jamais été que partiel ; » ou, en d’autres termes encore, qu’il y a toujours eu de la raison dans sa déraison. Et il ne faut pas entendre seulement par là, qu’avec la logique des aliénés, il excelle à transformer les faits les plus insignifians en preuves de son système, si bien déduites, si bien liées, si démonstratives en un mot que quelques biographes, — ainsi jadis M. Morin, dans son Essai sur le caractère de Rousseau, — se sont laissé persuader ou convaincre. Mais il ne semble pas que sa folie ait altéré ou gâté son talent, si les Confessions, et ces Rêveries du promeneur solitaire, qu’il écrivait presque à la veille de sa mort, sont comptées à juste titre au rang de ses chefs-d’œuvre et de ceux de la langue. C’est peut-être, comme j’ai tâché de le faire voir, que son délire opérait en lui dans le sens de son talent ou de son génie, et que l’exaltation du sentiment du Moi, avant de dégénérer en folie chez l’auteur des Confessions, avait d’abord été pour celui de l’Emile et de la Nouvelle Héloïse la source même de quelques-unes de ses plus belles inspirations : — « S’il existe une loi générale qui domine toutes les différences individuelles, dit M. Charles Ball, dans ses Leçons sur les