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dans les Dialogues ou dans certaines parties de la Correspondance ; consciente en quelque sorte et honteuse d’elle-même ; déguisée d’ailleurs et masquée par le charme des souvenirs et par la beauté singulière du style.

C’est pourquoi, de ce que les Confessions, comme les Dialogues, sont l’œuvre d’un fou, on se gardera de conclure, avec de récens biographes de Rousseau, qu’elles soient indignes de toute confiance. Ce serait trop flatter le préjugé vulgaire ; ce serait se montrer trop indulgent à ceux qui sont trop fiers d’allier le bon sens à l’incurable médiocrité d’esprit ; ce serait trop ignorer que, s’il y a de la raison, enfin, jusque dans la folie, il y a souvent aussi de la folie jusque dans la raison. « On se trompe si l’on croit, disent les aliénistes, que raison et folie soient deux termes contradictoires, qui s’excluent inévitablement l’un l’autre ; et que, du moment où un individu présente des troubles intellectuels caractéristiques de la folie, on ne doit plus attendre de lui rien qui conserve l’empreinte de la raison ; ou bien, et à l’inverse, que du moment où cet individu donne encore des signes de raison, il n’est pas, il ne doit pas être aliéné[1]. » C’est justement le cas de Rousseau. Sa folie démontrée ne nous autorise ni à rejeter en bloc le témoignage de ses Confessions, ni surtout ne nous dispense de vérifier, comme s’il avait sa raison, celles mêmes de ses allégations qui nous scandalisent ou qui nous étonnent le plus. Il s’agit seulement de savoir si la réciproque est également vraie, je veux dire si, comme nous trouvons des preuves de raison dans les Confessions, nous en trouverons de folie dans l’Emile et dans l’Héloïse.

Je le crois, et j’en vois, pour l’Héloïse, dans telles ou telles lettres, assez connues, dont l’obscénité naïve et l’inconsciente grossièreté n’ont rien de semblable à la grossièreté de Diderot, par exemple, dans sa Religieuse, ou à l’obscénité du jeune Crébillon, — dans ces romans dont on me pardonnera d’omettre ici les titres. J’en trouve également, pour l’Héloïse et pour l’Emile, dans cet étalage du Moi, dans cette exhibition de la personnalité dont j’ai dit qu’ils y faisaient pressentir les Confessions. L’homme qui se peint ainsi lui-même dans les autres, et qui les compose uniquement de ses sensations, ne pouvait guère manquer de dépouiller tôt ou tard les voiles dont il ne s’enveloppait encore que par respect humain. C’était comme un besoin pour lui que de se montrer au monde. Entre ce besoin d’exhibitionnisme dont le docteur Möbius n’a pas eu de peine à retrouver les traces dans les premiers livres des Confessions, et l’égoïsme du futur aliéné, rapportant tout à soi, limitant l’univers à la circonférence de son Moi, la Nouvelle Héloïse et l’Emile font la chaîne.

  1. Voyez à cet égard le livre du docteur V. Parant, intitule : la Raison dans la folie. Paris, 1888 ; O. Doin.