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maladies mentales, à l’article même du délire des persécutions, c’est la systématisation, ou, pour parler plus exactement, l’autophilie, c’est-à-dire la tendance à tout rapporter à eux-mêmes, à s’imaginer que tous les événemens qui se passent dans le vaste univers ont un rapport direct et immédiat avec leur propre histoire. Ils se croient l’objet de l’attention universelle, et toutes les paroles, toutes les actions de leur entourage sont interprétées par rapport à eux-mêmes ; en un mot, ce sont des esprits chez qui la tendance subjective est poussée non-seulement jusqu’à l’exagération, mais jusqu’au délire. » Il n’y a rien qui convienne mieux à la folie de Rousseau ; mais il n’y a rien aussi qui caractérise plus nettement ce qui fait le mérite original et la nouveauté de ses chefs-d’œuvre. Après avoir poussé, dans ses premiers écrits, la tendance subjective jusqu’à l’exagération, et réintégré ainsi l’éloquence dans la prose française, il l’a poussée jusqu’au délire, dans les derniers ; — et c’est précisément ce qui en fait l’air de famille.

Si donc, pour répondre à la question que nous nous proposions, et au lieu de descendre, comme l’on fait d’habitude, nous remontons l’histoire des ouvrages et des idées de Rousseau, voici les conclusions où nous sommes conduits. Les Rêveries, les Dialogues et les Confessions sont l’œuvre de la folie de Rousseau, dont elles peuvent même servir à marquer les progrès, ou pour mieux dire les alternatives. Ainsi, les Rêveries ont été composées dans un temps d’accalmie, par un fou, si l’on veut, mais par un fou lucide et maître de sa pensée comme de son expression, rendu à la raison par l’excès même de sa souffrance ou par la conviction de l’inutilité de la lutte et de l’effort. La dernière doit être du mois d’avril 1778 : c’est celle qui commence par la phrase célèbre et cependant bien simple où il a su faire entrer toute la poésie du souvenir. « Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec Mme de Warens ! » Considérant que les premières ne sauraient remonter au-delà de la fin de 1777, les Rêveries toutes seules suffiraient presque à prouver que Rousseau ne s’est pas suicidé. C’est l’opinion du docteur Möbius, et nous la partageons.

Tout au contraire des Rêveries, les Dialogues doivent être, eux, rapportés au paroxysme de la folie de Rousseau. Ils sonnent la fêlure, si l’on peut ainsi dire ; et, de l’état d’ennuagement de la pensée dont ils sont le douloureux témoignage, ce qui est encore plus extraordinaire qu’eux-mêmes, c’est qu’un homme en soit revenu. Enfin, pour les Confessions, et si par hasard nous n’étions pas capables d’y reconnaître la folie, il faudrait bien cependant qu’elle y fût, « invisible et présente, » puisque au rapport du docteur Möbius, un physiologiste qui, comme lui, n’a jamais rien lu de Rousseau, ne saurait les ouvrir sans la diagnostiquer. Et, en effet, elle y est bien, quoique sans doute moins étalée que