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Les signatures étaient à peine échangées que d’Argenson pouvait se demander s’il ne s’était pas trop hâté. Le duc d’Huescar arrivait et, quoique dans sa première audience il se fût montré aussi absolu dans sa résistance que son maître l’avait été à Madrid, dès la seconde ou troisième séance il commença à murmurer tout bas que peut-être un arrangement serait possible si l’on pouvait élargir la part faite en Lombardie à l’infant Philippe. Devant cette lueur d’espoir d’un accommodement pacifique, la résolution tout à l’heure intraitable du roi commença à mollir, et il se demanda s’il n’y aurait pas là un terrain de conciliation sur lequel on pût entrer en conversation avec le roi de Sardaigne. Mais ce fut bien autre chose quand, peu de jours après, Champeaux fit savoir que, la nouvelle de la mission du duc d’Huescar étant arrivée à Turin, le fait jusque-là soupçonné de la résistance de l’Espagne était devenu par là même public, et que Gorzegue exigeait, en conséquence, qu’on rendît publique aussi la résolution de la France dont on lui avait fait part à l’oreille : — à savoir que l’Espagne serait laissée seule dans son abstention et que les troupes françaises, se séparant de celles de l’infant, se retireraient d’Italie. Pour le coup le cœur paternel du roi s’émut tout à fait. Déclarer tout haut, en face de l’Europe, qu’il allait livrer l’époux de sa fille aux injures des Autrichiens, au risque de le voir, après une bataille perdue, emmener captif à Vienne ! C’était une extrémité odieuse et un aveu trop pénible. — « J’avais bien fait cette menace, disait-il naïvement à d’Argenson, et je voulais que l’Espagne le crût : mais je n’avais jamais pensé qu’on l’exécuterait. » — Et de fait l’idée de faire évacuer l’Italie par les troupes françaises avait bien, même à un point de vue moins sentimental, quelque inconvénient pratique. Les Français partis, qui allait tenir tête aux Autrichiens en Italie ? Charles-Emmanuel s’en chargerait-il à lui seul ? et s’il s’en dispensait et se réfugiait dans une neutralité prudente, le généreux projet de bannir les Allemands d’Italie n’allait-il pas aboutir à la duperie de les laisser au contraire maîtres absolus du terrain ? Il était tard pour s’en apercevoir. Était-il encore temps d’y aviser[1] ?

En tout cas, d’ailleurs, une chose était claire, c’est que, soit pour

  1. La phrase que je mets dans la bouche du roi est prise textuellement dans une note de sa propre main mise à une dépêche préparée par d’Argenson, 7 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)