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pareille surprise qui pouvait en annoncer d’autres, quand on apprenait que Lichtenstein et ses Autrichiens s’apprêtaient à tenter le même coup sur Montcalvo ? A la vérité, là veillait le brave Chevert, moins sujet que Montal à la défaillance. Mais on ne pouvait pourtant abandonner ainsi un terrain menacé et laisser dégarnir toute la rive supérieure du Pô. Maillebois se borna donc à envoyer en toute hâte demander des renforts à l’armée espagnole qui était campée devant Milan ; mais avant que la demande pût être parvenue à son adresse, tout était fini à Alexandrie. Le commandant du siège (un officier espagnol comme je l’ai dit), le comte de Lasci, n’avait pas même attendu d’être attaqué. Sur la nouvelle de la prise d’Asti, et de l’arrivée des Piémontais, il avait levé le camp, se retirant sur Tortone et emmenant avec lui tout le contingent espagnol. Les bataillons français, ne pouvant se défendre seuls, avaient dû le suivre. Et quand le maréchal manda Lasci auprès de lui, pour lui demander l’explication de sa conduite : « Vous n’allez pas me faire croire, dit l’Espagnol avec insolence, que vous avez besoin de nous pour vous défendre contre les Piémontais : vous vous entendez trop bien avec eux[1]. »

C’était là le dernier coup et le plus cruel, réservé à l’infortuné maréchal. Dupe et jouet des Piémontais, il ne lui manquait plus que de passer pour leur complice : et c’est, en effet, ce qui avait lieu. L’idée d’un accommodement secret intervenu entre les rois de France et de Sardaigne était si fort répandue, on croyait si bien la chose faite, dès lors l’agression, des Piémontais était si étrange et la faiblesse des Français si peu croyable, que le soupçon d’un jeu concerté et d’une connivence entre eux paraissait aux spectateurs l’explication la plus vraisemblable. Fausse attaque d’un côté, résistance simulée de l’autre, disaient les témoins ébahis, le tout pour prolonger l’équivoque quelques jours de plus et surtout pour peser sur les résolutions incertaines de l’Espagne[2].

(1)

  1. Henri Morris : Opérations militaires dans les Alpes et les Apennins pendant la guerre de la succession d’Autriche, 1886, p. 161. La plupart des historiens expliquent cette étrange conduite de Lasci par des ordres qu’il aurait reçus de Milan, après la nouvelle de la chute d’Asti. Le rapprochement des dates me parait rendre cette interprétation impossible : Asti capitula le 8 mars et Alexandrie fut évacuée le 10. Il n’y, a pas entre les deux jours le temps nécessaire pour un échange de courrier entre Alexandrie et Milan. Lasci a donc dû devancer l’ordre, que, d’ailleurs, il n’aurait pas manqué de recevoir.
  2. Cette supposition, bien que singulière, pouvait se justifier par des exemples récens. On avait vu, en effet, Frédéric et Marie-Thérèse quatre ans auparavant jouer un jeu analogue au siège de Neïss en Silésie. La ville s’était rendue aux Prussiens presque sans résistance pendant que Frédéric s’engageait à retirer aucun parti de cette victoire et à se contenter des avantages qu’un traité secret lui assurait au même moment. — (Frédéric II et Marie-Thérèse, t. II, p. 105 et 110.)