Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si aucun fait plus glorieux que ce succès dans les conditions où il était obtenu n’est inscrit dans les fastes militaires du Piémont. J’ose affirmer qu’un lecteur de bonne foi admirera plutôt ici l’adresse d’une intrigue bien nouée, que l’éclat d’un haut fait d’armes. Il manquerait même quelque chose au caractère moitié tragique et moitié plaisant de l’aventure, si on n’y ajoutait que, pendant la première journée, le bruit s’étant répandu à Turin que le coup était manqué, Gorzegue fit venir Champeaux et lui demanda s’il ne pourrait pas faire courir après le comte de Maillebois, pour le prier de redire son affaire : le lendemain, le résultat étant connu, nouveau contre-ordre. Ce trait, qu’un auteur comique ne négligerait pas, achève le tableau[1].

La signature de Montal était à peine apposée au texte de la capitulation qu’on entendit un signal partant des hauteurs qui dominent Asti. C’était le maréchal de Maillebois qui, enfin, sorti de sa confiance léthargique, accourait en toute hâte, plein de confusion et de colère. Quand on lui apporta le malheureux écrit que venait de souscrire son lieutenant, à peine pouvait-il en croire ses yeux ; sa consternation et son désespoir furent au comble. Un récit du temps dit que ses genoux se dérobèrent sous lui, et qu’il faillit tomber à la renverse. À la joie d’une pacification triomphante, substituer du jour au lendemain l’humiliation d’un échec presque sans exemple ! Il était impossible de tomber de plus haut. Et pas un avis, pas un mot ni de son fils, ni de Champeaux ! Où étaient-ils ? Où les chercher dans cette bagarre ? Sa première lettre au comte d’Argenson, son ministre, écrite le soir même du désastre, porte le caractère d’un véritable affolement. « — Jamais, dit-il, on ne vit de situation pareille à la mienne : j’ai la mort dans le cœur ! » Et il avoue que les idées les plus étranges lui passaient par l’esprit, celle entre autres de s’adresser directement au général ennemi pour le prier de faire passer une lettre à son fils, s’il était encore à Turin. Mais au milieu de son trouble, il conservait pourtant encore assez de calme et de soin de sa légitime défense pour transcrire textuellement le malheureux billet que le marquis lui avait écrit et qui était en réalité, à ses yeux, la cause de tout le malheur[2].

Rien pourtant n’eût été tout à fait irréparable si on avait pu marcher en toute hâte sur Alexandrie pour y devancer et attendre Leutrum. Mais comment s’aventurer ainsi, au lendemain d’une

  1. Champeaux à d’Argenson, 6 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Le maréchal de Maillebois au comte d’Argenson, 9 mars 1746. — (Ministère de la guerre.)