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réfectoire, on est reçu par un frère convers à figure jeune. Il porte le cilice blanc comme tous les chartreux. La tête est rasée, la barbe noire, les yeux bruns et doux, le geste humble. Cette soumission parfaite dans ce jeune homme vigoureux, à joues roses, a quelque chose de touchant parce qu’elle semble indiquer un complot renoncement. Malheureusement, la règle monastique efface ou refoule l’individualité humaine. Elle lui imprime souvent une sorte de bonté mécanique où l’on ne sent plus ce qui donne tout leur prix aux choses de l’âme : la spontanéité.

Un frère vous fait voir l’intérieur du couvent. Cette visite a quelque chose de saisissant. Elle introduit l’observateur attentif et impressionnable au fin fond de la vie et pour ainsi dire de l’âme d’un chartreux. Un froid glacial tombe de ces longs corridors voûtés et vides, crépis de blanc. Dans l’un d’eux se trouve une galerie d’anciennes peintures à l’huile aux tons noircis représentant les chartreuses du monde entier. Il y en a plus de trente et de presque tous les pays. Partout, les hommes ont éprouvé le besoin de se construire de semblables forteresses pour se barricader contre les tentations ou les cruautés de la vie. La Grande-Chartreuse a fait souche de solitudes. Elle a semé sur tous les continens ces thébaïdes où le temps n’est plus. La salle du chapitre général avec la statue colossale en marbre gris de saint Bruno accentue cette impression d’austérité. Les portraits des généraux de l’ordre depuis sa fondation font le tour de la frise du plafond. Sous leurs regards convergens se rassemble tous les trois ans le chapitre général des chartreux. Voici qui donne une idée de la discipline sévère de l’ordre. Le chapitre une fois assemblé, tous les supérieurs de maisons, y compris le révérend père, supérieur général de la Grande-Chartreuse, demandent leur démission. Cela s’appelle demander miséricorde. Cette discipline de fer qui brisa les individualités a produit des effets remarquables. On a obtenu la vertu au prix de la mort. Les historiens monastiques sont d’accord sur ce point que, depuis huit siècles, il n’y a jamais eu chez les chartreux ni relâchement de mœurs, ni corruption d’aucun genre. Ils ont pu dire : Cartusia nunquam reformata quia nunquam deformata. Il est juste d’ajouter que, ces moines ne s’étant point mêlés au monde, leur action sur lui a été nulle. Ils n’ont vécu, ou plutôt ils ne se sont mortifiés que pour eux-mêmes.

Mais nous voici au cœur même de la cité du silence. Le grand cloître forme un trapèze allongé sur un plan incliné du nord au sud et coupé par deux galeries transversales entre lesquelles se trouve le cimetière. Un long couloir monte en pente douce, à perte de vue, avec ses arcades gothiques du XIIe siècle. La voûte pose