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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/822

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gracieusement sur des pendentifs à fleurons incrustés dans le mur. Ses fines ogives se resserrent et se perdent dans la fuyante lumière d’un demi-jour grisâtre, à l’infini. Est-ce la route du ciel rêvée par de naïves légendes ? Est-ce un fantastique décor, le chemin taillé dans le roc, qui conduit au temple du Saint-Graal ? Non, ce n’est qu’un cimetière d’âmes, une sépulture pour ceux qui en ont assez de la vie. Car voici, à gauche, échelonnées à distances égales, de petites portes peintes en brun. Elles conduisent aux cellules des pères. Une chaîne de fer avec une poignée pend à la porte ; c’est la sonnette pour appeler dans les cas exceptionnels. Dans le mur, d’un mètre d’épaisseur, un guichet fermé par une plaque de fer. C’est par là qu’on passe, une fois par jour, la nourriture aux pères chartreux. Car ils mangent seuls comme ils vivent seuls, sauf la promenade hebdomadaire en commun et les offices de jour et de nuit. Sur chaque porte, il y a un écriteau avec une lettre et une devise latine. La lettre indique l’initiale du nom de chaque père. La devise est celle choisie par lui en entrant dans l’ordre et en prononçant ses vœux. Comme une inscription tombale, elle résume et clôt une destinée. Pour le monde extérieur, cette pensée sans signature est tout ce qui reste d’un homme. Ces devises ont toutes la couleur morale particulière de la vie contemplative, qui rappelle les teintes mélancoliques des étoffes passées. J’en ai retenu quelques-unes : Qui non’ reliquit omnia sua non potest esse discipulus tuus. — Sobrii, simplices et quieti. — Et celle-ci qui exprime si bien l’esprit de la vie érémitique : O beata solitudo, o sola beatitudo !

Dans le clair-obscur de ces galeries, le charme de la vie solitaire s’insinue pour un instant dans le cœur. On se souvient de ces vers du Tasse, qui, après une vie orageuse d’amour malheureux et de persécutions sans nombre, trouva la paix finale dans un couvent près de Rome et qui célébra ainsi son mélancolique bonheur :


Nobil porto del mondo e di fortuna
Di sacri e dolci studi alla quiète,
Silenzi amici, e vaghe chiostre, e liete !
Laddove e l’ora, e l’ombra occulta, e bruna.


Oui, ils doivent être consolans, pour certaines âmes, « les silences amis » du cloître ; elle est douce, « l’heure et l’ombre occulte et brune » où s’égrènent une à une les grandes souffrances, où les souvenirs ineffaçables s’estompent dans la rêverie. Mais le cœur se serre lorsqu’on pénètre dans une des cellules inoccupées qui servent de retraite aux pères. Ce sont comme autant de petites maisons séparées qui se composent de deux pièces éclairées par trois fenêtres et dans lesquelles on a ménagé un oratoire et un cabinet