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détonations, répercutées comme de longs roulemens de tonnerre par tous les échos de la montagne, annoncèrent à ses rares habitans qu’on faisait sauter les portes du désert et que la civilisation se frayait une route jusqu’à la Grande-Chartreuse. Les gros quartiers de roc roulèrent les uns après les autres dans le Guiers-mort. Mais à mesure que l’ingénieur brisait le roc indocile et que sa route ébréchait la gorge, il se sentait étrangement attiré et enveloppé par ces forêts profondes et ces cimes altières. Il faut croire que, sous leur silencieuse incantation, il s’enfonçait graduellement dans un passé perdu et que ce passé revivait jour par jour, heure par heure, dans ce cadre grandiose. Il s’était promis de rentrer dans le monde, de recommencer la vie. On l’attendait là-bas avec impatience. Mais quel (fut l’étonnement de ses amis lorsqu’ils apprirent subitement que l’ingénieur s’était fait chartreux ! — La montagne qu’il avait violée s’était-elle vengée en l’emprisonnant ? La vieille forêt l’avait-elle englobé dans sa sombre magie, et, comme ce moine de la légende, avait-il entendu chanter sous ses branches le dangereux petit oiseau de l’Éternité ? Ou bien la morte l’avait-elle envoûté dans le couvent ? — Allez demander la réponse aux portes muettes de ces cellules. Vous n’y lirez que ces mots : O beala solitudo ! O sola beatiludo !


II. — HISTOIRE DE SAINT BRUNO.

Il faut aller voir la chapelle de Saint-Bruno perdue dans sa forêt pour comprendre l’âme de ce moine du XIe siècle, de ce pur contemplatif, de ce fanatique de solitude, qui fonda l’ordre des chartreux.

Lorsqu’on sort de la Grande-Chartreuse, la vue embrasse le magnifique amphithéâtre du Grand-Som, du Petit-Som et du Charmanson. Ces cimes abruptes forment l’extrême limite de la gorge, sauvage couronne murale du désert. Des mamelons boisés s’étagent les uns par-dessus les autres à la base de ces sommets. Le chemin montant s’enfonce sous la haute futaie des hêtres qui deviennent de plus en plus gigantesques. Au bout de trois quarts d’heure, on débouche dans une clairière où se trouve la petite église Notre-Dame-de-Casalibus, bâtie sur l’emplacement de l’ancien couvent. A deux cents pas, au fin fond du ravin, au plus noir de la forêt, une petite chapelle se dresse sur un rocher à pic. Appuyé d’un côté à la montagne, inaccessible des trois autres, ce bloc carré s’avance en forme de promontoire escarpé. Trois ou quatre sapins sortent du rocher même et projettent leur ombre sur la façade blanche et nue de la chapelle, qui n’a que trois fenêtres romanes et une seule porte latérale avec un petit péristyle de deux colonnes. Au pied du rocher jaillit une fontaine claire et abondante.