Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La tristesse de cette chapelle est rehaussée par la noire forêt de sapins qui se hérisse tout autour, qui la surplombe et l’ensevelit en quelque sorte sous ses ombres épaisses. Le fond du ravin est comblé d’énormes quartiers de rochers détachés des sommités voisines, débris d’une montagne entière qui s’est écroulée ici en des temps préhistoriques. Depuis des milliers d’années, les lichens et les fougères ont habillé ces décombres d’une robe de verdure, et l’armée des sapins a poussé dessus en colonnes serrées. Mais leur sauvage irrégularité témoigne encore de l’antique désastre.

C’est dans cette sinistre solitude, c’est au fond de cet abîme que saint Bruno vint se retirer avec ses six compagnons vers l’an 1070, pour fonder la confrérie qui devint l’ordre des chartreux. Entrez dans la pénombre de la chapelle, et vous verrez peints à fresque sur les murs latéraux les six disciples du saint. Le clair-obscur prête à ces peintures médiocres une étrange vitalité. L’un des frères, au visage jeune, vous suit d’un long regard triste. Il a l’air de chercher encore le maître absent qui dut abandonner les siens dans ce désert pour obéir aux ordres du pape.

Voici en peu de mots la vie de ce personnage peu connu. Ce n’est pas une légende, mais de l’histoire, et de ces faits sommaires ressortent assez clairement les traits principaux de sa physionomie[1].

Saint Bruno naquit à Cologne en l’an 1035 de parens nobles. Ame tendre et mystique, il aima dès son enfance les livres saints, la nature et la solitude. Studieux, intelligent et précoce, on le voyait dès l’âge de dix ans courbé sur les missels et les parchemins enluminés dans la collégiale de Saint-Cunibert. Il avait, comme les madones que peignirent plus tard les maîtres de Cologne, des yeux candides couleur de véronique et un de ces fronts bombés qui semblent gonflés d’un trop-plein de pensées et de sentimens inexprimables. La bouche ferme et sévère indiquait la force de la volonté et la maigreur extrême du visage un ascétisme précoce. Au milieu de ses compagnons, il ressemblait à un lis du paradis, tombé dans un buisson d’épines. Ce lis ne devait s’épanouir qu’au désert. Bruno devint chanoine à Cologne. Il étudia ensuite la théologie à Reims et la philosophie à Tours sous le fameux Béranger, chanoine de Saint-Martin. Ces écoles jouissaient alors d’une renommée européenne. Fort savant, doué d’une éloquence suave, entraînante, Bruno semblait destiné à fournir une brillante carrière ecclésiastique. A la mort de Gervais archevêque de (Reims, la voix publique le désigna pour lui succéder. « Nous le préférions à tous, dit un auteur du temps, et à juste titre. Il était doux, humain,

  1. Ces faits sont tous empruntés à un excellent livre fait d’après les meilleures sources : la Grande-Chartreuse, tableau historique et descriptif de ce monastère, par Albert Duboys, ancien magistrat ; Grenoble, 1845.