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A coup sûr, l’un des caractères saillans de cette époque est de se chercher des ancêtres et des précurseurs. Nous éprouvons un plaisir très vif à nous apercevoir chaque jour que d’autres ont déjà pensé ce que nous pensons, senti ce que nous sentons, imaginé ce que nous imaginons. Marlowe nous donne souvent ce plaisir-là dans ses bons endroits, et quelquefois dans les autres. Tel que nous le présente M. Rabbe, il attirera certains lecteurs parce qu’il y a, suivant l’amusante expression de M. Jules Lemaître, d’un peu « annamite » en lui. Mais nous espérons qu’il en trouvera aussi parmi ceux qu’intéresse, pour elle-même, l’histoire du théâtre anglais. Ceux-là ont actuellement plus d’une raison pour revenir sur ses drames. Depuis tantôt soixante ou soixante-dix ans que les érudits l’ont exhumé de cette poussière où le XVIIIe siècle l’avait laissé dormir, plus d’un jour a été jeté, sinon sur sa vie, du moins sur ses œuvres. Depuis même que M. Mézières et M. Taine, après Villemain, l’ont révélé au public français, il est monté du dernier au premier rang dans l’opinion des lecteurs anglais. C’est l’une des notables résurrections de la critique moderne. Peu s’en faut que ce ne soit une apothéose. M. Swinburne, à qui on ne contestera pas le droit de parler poésie, nous affirme que, dans aucune littérature, nous ne trouverons plus de deux ou trois noms à mettre au-dessus du sien. Il n’y a jamais eu, nous déclare l’Encyclopœdia britannica, écho fidèle de l’opinion, de plus grand inventeur ni de plus grand initiateur. On l’édite, on le commente, tant en Angleterre qu’en Allemagne. M. Symonds, l’un des critiques les plus fins de l’Angleterre contemporaine et admirablement préparé (soit dit sans ironie aucune) à l’étude du théâtre anglais par ses beaux travaux sur la Renaissance en Italie, en a fait le terme d’aboutissement de son livre sur les prédécesseurs de Shakspeare. M. Rabbe lui-même a fait précéder sa traduction d’une longue et consciencieuse introduction. De tout cela, sort-il une idée nette du génie ou du talent de Marlowe ? Est-il « classé » à son rang ? et jusqu’à quel point ce sujet tant traité est-il éclairé ?


I

Il faut féliciter tout d’abord M. Rabbe de n’être pas tombé dans l’erreur commune à presque tous ceux, sans en excepter l’éminent auteur de l’Histoire de la littérature anglaise, qui ont parlé de Marlowe. Cette erreur, si séduisante et pourtant si dangereuse, est de suppléer à la pauvreté des informations que nous avons sur lui