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antique et il est moderne. Il est, comme le veulent les critiques anglais, « teutonique », puisque le fond en est puisé dans une légende allemande ; mais il est classique aussi, par le nombre des souvenirs et des inspirations antiques. Il est plein de l’esprit protestant, puisque le pape y est bafoué, ainsi que l’église, et il n’est guère moins catholique, par le rôle qu’y jouent diables, anges et péchés capitaux. Il est théologique et il est philosophique. Il est tragique et il est comique[1]. Au point de vue du pur humanisme, c’est un monstre : car il ne présente ni unité d’action ni unité d’impression. C’est, si l’on veut, une œuvre enfantine et qu’on a pu comparer à un spectacle de marionnettes, tant les personnages en sont uns ; mais c’est aussi, par un autre côté, une œuvre d’un art consommé, puisqu’elle revêt de formes très simples un sujet qui l’est très peu.

Ce qui est certain, c’est qu’aucune pièce, sans en excepter Tamerlan, n’a marqué un pas plus décisif dans l’histoire du théâtre anglais, — non par la forme, mais par le fond. Qu’on se rappelle les enfantillages de Lily, l’euphuisme prétentieux et vain dont souffraient les Peele et les Greene, beaux-esprits incapables d’un sujet un peu relevé, — Greene l’a bien montré le jour où il a voulu faire, lui aussi, son Faust ; — qu’on se figure l’étrange tournure qu’avait donnée aux intelligences, depuis 1579, le livre d’Euphues ou l’Anatomie de l’Esprit, cette dernière incarnation de la scolastique, dont l’influence se retrouve encore jusque dans Shakspeare et dans Marlowe ; puis qu’on relève, non pas même la dernière et admirable scène où Faustus attend la mort et que tous les lecteurs de M. Taine ont présente à la mémoire, mais simplement ce court dialogue entre Méphistophélès et sa victime.


Dis-moi ce qu’est ce Lucifer, ton seigneur ? — L’archirégent et le maître de tous les esprits. — Ce Lucifer ne fut-il pas un ange, jadis ? — Oui, Faustus, et très cher à Dieu. — D’où vient donc qu’il est prince des démons ? — Oh ! par suite de son orgueil effréné et de son insolence, qui l’ont fait rejeter par Dieu de la face du ciel. — Et qu’êtes-vous, vous qui vivez avec Lucifer ? — De malheureux esprits qui tombèrent avec Lucifer, conspirèrent contre Dieu avec Lucifer et sont damnés à jamais avec Lucifer. — Où êtes-vous damnés ? — En enfer. — D’où vient donc que tu es hors de l’enfer ? — Eh quoi ! l’enfer est ici ; je n’en suis pas sorti. Crois-tu donc que moi, qui ai vu la face de Dieu, qui ai goûté aux joies éternelles du ciel, je ne souffre pas les tourmens de dix mille enfers, par la privation d’une impérissable

  1. Beaucoup des scènes comiques ont été retouchées ou ajoutées.