Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/928

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvriers. Selon ses calculs, il peut donner en moyenne 5 francs de salaire à chaque ouvrier, mais comme le travail se fait rare, il se dit : si je ne leur offrais que 4 francs ? — La science économique ne propose ni 4 francs, ni 5 francs, elle n’entre pas dans les minuties de la pratique, elle n’apparaît même pas dans les cas où la fixation du taux des salaires serait arbitraire ; l’arbitraire n’est pas scientifique. En pareil cas, c’est à la conscience de l’entrepreneur à parler ; qu’il se dise : c’est très mal de ma part de profiter de la misère de ces hommes ; je sais bien qu’ils ne m’auraient pas ménagé si le travail avait été abondant, ils auraient demandé 6 ou 7 francs, mais la morale commande précisément de faire du bien, même à ses ennemis,.. et l’entrepreneur ainsi raisonnant va au-delà de ce qu’il aurait strictement été obligé de faire. La morale commence au-delà de l’obligation stricte, et elle est toujours un acte humain volontaire ; lorsque, dans des questions de salaire, la loi naturelle agit, lorsque le taux est fixé par un concours de circonstances, il n’y a plus d’arbitraire : si le patron donne le prix qui résulte des conjonctures, il remplit simplement son devoir ; s’il donne moins, il agit contre sa conscience et manque à la morale ; s’il donne plus, il fait un cadeau[1].

Rappelons en passant une autre objection formulée contre l’admission de lois naturelles dans la science économique, c’est qu’il y aurait une différence entre la loi naturelle physique et la loi naturelle morale. En supposant qu’il y ait une différence, la science économique n’en serait pas touchée, car il n’est pas nécessaire que les lois d’ordre moral soient en tout identiques à celles de la chimie ou de la physique, il suffit qu’elles présentent un rapport de cause à effet. Voici une loi économique : ce qui est rare, est cher ; ce qui est abondant, à bon marché. On ne connaît aucun fait qui infirme cette loi, on a d’ailleurs démontré que cette loi est fondée sur la nature humaine. Par exemple, vous êtes dans un désert, on vous offre de l’eau, la seule qui soit accessible, à quel prix la paierez-vous ? Ou aussi, pour satisfaire tous vos besoins, il vous faut 20 hectolitres de blé, et vous en possédez 100, sans pouvoir vendre ni utiliser le surplus ; alors 80 hectolitres n’ont aucune valeur pour vous, car ils ne peuvent vous rendre le moindre service. Pouvez-vous changer le moral de l’homme au point de lui faire dédaigner l’eau dans le désert, au risque de mourir de soif, ou de lui faire considérer comme précieux le blé qu’il ne peut ni manger,

  1. Le salaire de l’ouvrier devrait, autant que possible, être dans un rapport proportionnel avec le prix du produit. De pareils arrangemens existent dans quelques industries.