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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/94

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mercantile du bon père ont rompu le charme du saint lieu. Je trouve maintenant qu’il exhale une odeur de cimetière et de boutique. À la longue, le spectacle de ce culte enfantin me cause une espèce d’oppression. Tout me paraît mort, ici. Je sors à la hâte et je suis tenté de dire au soleil d’orient, qui verse sur le portail sa lumière aveuglante : « Brûle-moi, mais fais-moi vivre ; » aux cailloux du chemin : « Blessez-moi, mais faites-moi connaître, par le contraste de la douleur, le prix du repos ; » — à mon cheval lui-même : « Donne-moi un peu de cette philosophie chevaline qui se devine dans le mol abandon de tes oreilles ; enseigne-moi l’âme obscure des bêtes et des choses. Mais avant tout, vivons ! » Telle est l’opinion d’un pâtre déguenillé qui souffle des notes incohérentes dans une flûte informe, tandis que des garçons et des filles se trémoussent en rond lourdement. Ces Estelles et ces Némorins n’ont pas de grâce ; mais leurs yeux brillent, leur sein s’agite, leurs mains se cherchent ; en un mot, ils vivent, tandis que ce culte paraît une momie dans ses bandelettes. Elle est bien vivante aussi, la vieille mendiante, accroupie sous le porche, et raclant une complainte criarde sur la corde détendue de sa guzla. Tout d’abord, il semble en l’écoutant qu’on avale une gorgée de vinaigre. Mais on s’y fait. Cela prend sur les nerfs, et vous donne à la longue une sorte d’angoisse agréable : témoin ce groupe de matrones, pêle-mêle dans l’ombre des murs, tas de chinons rouges et blancs d’où sortent au hasard des bras nus et des figures bronzées. Elles paraissent écouter avec componction, à moins qu’elles ne dorment.

Mes yeux sont attirés plus loin par un groupe de moines. Ils sortent du couvent, bâti comme une grande ruche circulaire autour de l’église. De longues galeries de bois peint abritent les alvéoles, je veux dire les cellules, et le tout est adossé contre un vieux mur d’enceinte, à demi ruiné, dont les blessures racontent les sièges soutenus jadis par ces lévites, autour de l’arche sainte. Les hôtes actuels de ce lieu de méditation, transformé jadis en citadelle de la foi, ne ressemblent pourtant ni à des abeilles studieuses, ni à des guêpes armées de puissans aiguillons. Ce sont plutôt de bons, gros et gras frelons, tout occupés à manger tranquillement le miel des autres. Près de Belgrade, j’en connaissais un beau comme un ange, pâle et grave, avec des cheveux noirs tombant sur ses épaules, une barbe vaporeuse, moelleuse et véritablement mystique. Il n’ouvrait jamais un livre, mais il n’avait pas son pareil pour broder des petits chiens en tapisserie ; ses chiens étaient parlans. Comme régulier, il avait fait vœu de célibat ; mais il me présenta sa « nièce ; » et le regard en coulisse que cette jeune personne me décocha fit naître des pensées dont je rougis