Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moi-même. J’ai moins pratiqué les pères de Studenitza, car ils ne sont pas d’humeur hospitalière. Au moment où ils s’avançaient dans la cour, les traits empreints de cette bienveillance qui suit un bon dîner ; lorsqu’avec une douce majesté, ils abandonnaient leurs mains potelées à la dévotion des paysans, ils reculèrent soudain, lorsqu’ils aperçurent, parmi les chemises blanches du troupeau, Satan lui-même, sous la forme d’un étranger vêtu modestement d’un « complet » de voyage. Cependant ils cessèrent bientôt de s’occuper de moi, ce qui me permit de les observer à mon aise. Ils promenaient de groupe en groupe leurs larges ceintures et leur toque des dimanches, en velours noir ou violet, tapant sur l’épaule des garçons, prenant le menton aux filles, évidemment entourés du respect universel, sans qu’on arrêtât de rire, de manger, de chanter, ou même de s’embrasser quelque peu sur leur passage. Ils n’en paraissaient nullement scandalisés ; et qu’ils avaient, ma loi, bien raison ! Ces ébats sur les pelouses, à l’ombre des beaux arbres, supposent des mœurs pastorales et saines. Pour eux, plus semblables à de bons seigneurs parmi leurs serfs qu’à des moines parmi leurs ouailles, ils offraient l’image parfaite d’une domination patriarcale ; de sorte qu’après avoir constaté le creux de leur cerveau, il est impossible de méconnaître la bonhomie de leurs manières et l’empire bénévole qu’ils exercent sur toutes les calottes rouges et les figures de brique répandues autour d’eux.

En partant le soir, tandis que je laissais reposer ma monture au sommet d’une rampe, je jetai un dernier regard sur le monastère. On ne voyait plus que les tours de l’église et le gros mur d’enceinte, tout crevassé. Le soleil couchant allumait une lueur rose au sommet des marbres, pendant que l’ombre grandissante accusait le relief puissant du rempart. Il me semblait voir en raccourci l’histoire du christianisme en Orient : d’abord la nef antique, œuvre logique et forte, d’une seule venue ; puis les complications imprévues, le couvent, construction déjà plus hâtive ; ce gros mur de défense, témoin d’une époque barbare ; puis cette forteresse elle-même abandonnée, rongée de plantes parasites ; des brèches ouvertes, moins par le canon que par l’incurie ; de pauvres restes de royauté, confiés à quelques gardiens ignorans et cupides ; un trésor à demi dilapidé, où les cadeaux des princes chrétiens se confondent avec ceux du chef des infidèles ; une foule, enfin, pleine de bons sentimens, unie à son clergé par des relations affectueuses, moins farouche à coup sûr, mais à peine plus dégrossie que iles premiers catéchumènes qui furent baptisés dans les eaux de l’Ibar.