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d’une ruche immense, les fontaines jaillissantes, la foule affairée, les églises somptueuses et pleines, l’Europe et l’Asie contenues dans une seule enceinte, eussent d’abord effacé les impressions funèbres de la route. Dans les écoles des rhéteurs et des philosophes, il aurait entendu commenter les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Peut-être même aurait-il eu la bonne fortune d’assister à quelque dispute théologique, et de voir siéger, parmi les prélats de cour, quelques-uns de ces évêques d’Asie-Mineure, au geste brusque, à la langue intempérante, dans lesquels revivait encore l’esprit de la primitive église. Devant une aussi docte assemblée, notre spectateur eût senti renaître sa confiance. Il n’eût pas douté que la foi ne demeurât maîtresse du champ de bataille où reculaient les armes de César. La Grèce chrétienne devait absorber une fois de plus ses farouches vainqueurs.

Les commencemens furent pleins de promesse. Les peuples barbares se jetaient dans les eaux baptismales, militairement, leur prince en tête. On les voyait solliciter l’honneur d’être chrétiens avec autant d’empressement que certaines peuplades en mettent aujourd’hui à nous emprunter nos mœurs. Les chefs députaient à Constantinople ou à Rome pour solliciter des instructeurs en religion, comme l’empereur du Maroc prend des caporaux européens pour former ses troupes. La veille, une armée barbare ressemblait à un repaire de bêtes fauves, respirant le meurtre et sentant la forêt. Le lendemain, ces mêmes hommes, nageant dans le bien-être, devenus propriétaires, grands seigneurs ; parés de titres byzantins, protovestiaires ou protospathaires adoptaient l’orthodoxie en même temps que la toge ou le pallium. Très souvent, la conversion figurait dans un traité de paix, à côté d’une cession de territoire, comme il advint au roi bulgare Boris, après une campagne malheureuse contre Constantinople. Ce même Boris, ayant quelque peine à convaincre ses boïars de l’excellence de la religion chrétienne, en fit décapiter cinquante-deux pour l’exemple. Cet argument dessilla les yeux des autres, qui se convertirent soudain. Ce sont les procédés de Pierre le Grand.

Le malheur, c’est qu’il est plus facile de changer l’habit que les âmes, et qu’en religion surtout, les conversions en masse font par-lois d’étranges néophytes. La propagande chrétienne, au VIIIe et au IXe siècle, ne ressemblait guère à celle des premiers apôtres. Ce n’étaient plus des hommes simples, parcourant le monde le bâton à la main, s’adressant de préférence aux humbles, et fondant partout de petites communautés vivaces. Les deux fameux missionnaires, Cyrille et Méthode, que les peuples slaves honorent d’un culte particulier, étaient des hommes de la meilleure société : ils