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vivaient dans la familiarité des grands, s’asseyaient volontiers à la table des princes, traitaient avec eux ide puissance à puissance, et ne s’occupaient que subsidiairement de ces drôles qui se tiennent à la porte des palais. Cyrille, ou plutôt, de son vrai nom, Constantin, d’abord bibliothécaire à Constantinople, avait contracté une certaine philosophie indulgente dans le commerce des parchemins. Son frère Méthode, avant d’aller réfléchir, au mont Olympe, sur la vanité des plaisirs, avait beaucoup vécu dans le monde : c’était un élégant de Thessalonique. Il n’est pas de saints plus aimables ni plus persuasifs que ceux qui ont débuté par l’amour profane. Ces deux hommes de cœur subirent bien des traverses. Mais on ne les voit pas tourmentés, comme un Boniface, du salut de leur âme ; ils ne brûlent pas, comme saint Paul, du zèle de la maison du Seigneur. Ce sont avant tout des négociateurs ; dans la hiérarchie des saints, leur place est au département politique. Sans cesse, ils se portent médiateurs entre les petits princes et les papes, entre la barbarie et la civilisation. Contre le formalisme de l’église de Rome, qui veut imposer partout son rite et sa langue, ils prennent la défense des langues locales. Ils se multiplient, vont à Rome, en reviennent, cherchent des transactions. Nul doute que le génie de Rome ne leur paraisse étroit. Qu’importe, disent-ils au pape, que ces peuples adorent Dieu dans leur patois ? La croyance est-elle affaire d’orthographe ? Et ces lettrés inventent un alphabet pour exprimer les sons slaves. On est bien tenté de leur donner raison contre Rome ; et de nos jours, la résurrection des nationalités prête à leur mémoire un nouveau lustre. Cependant les vues du pape étaient profondes. Il voulait faire l’unité des âmes à travers celle des mots, dans un temps où les mots devançaient les idées, tandis que ces beaux esprits jetaient à leur insu le germe d’un schisme.

Ces conversions en masse inspirent des réflexions mélancoliques. On se demande parfois si leur rapidité même n’a pas compromis la fortune de la chrétienté. Ces ouvriers de la dernière heure avaient-ils eu, comme les anciennes populations de l’empire, cinq ou six siècles de catéchisme de persévérance pour s’assimiler les dogmes ? Avaient-ils passé par les mystères d’Eleusis, par les idées pures de Platon, par la discipline stoïcienne, par l’école d’Alexandrie, par Marc-Aurèle et par Simon le Magicien, avant de recevoir la pleine lumière du Christ ? On les poussait pêle-mêle dans le temple, tout éblouis, tout chancelans sous le vin trop fort des doctrines nouvelles. Pour concevoir la simplicité de ces grands enfans, il faut lire la liste des cent six questions qu’ils adressaient au pape Nicolas, dans le courant du IXe siècle. Leur principal souci est de savoir