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légitime devait être restaurée ; il rendait grâces à Dieu, du fond de son âme, de l’avoir délivré de la constitution libérale de l’Union restreinte, et il considérait comme un pur et brillant triomphe de sa politique d’avoir amené l’Autriche à ouvrir des conférences libres pour la réforme de la confédération germanique. Ce grand ouvrage allait être soustrait à cette assemblée de Francfort, qu’il abhorrait. » En ce temps, la Prusse avait un roi qui, fort attaché à ses intérêts, à ses ambitions, tenait encore plus à ses principes, et qui, ne réussissant pas à mettre d’accord ses deux âmes, vivait dans un état permanent de conspiration contre lui-même. C’est un spectacle étrange qu’elle n’a pas donné souvent au monde.

On sait le rôle que joua la Russie dans ce conflit de l’Autriche et de la Prusse, qui faillit les amener sur le terrain, et combien son attitude contribua à décider Frédéric-Guillaume IV à une reculade qui lui coûtait peu et que son peuple lui reprocha comme une lâcheté. Le principal ministre prussien était le comte Brandenbourg ; le roi l’envoya à Varsovie pour y conférer avec l’empereur Nicolas, pour plaider sa cause auprès de son redoutable et impérieux beau-frère. On a souvent prétendu que le comte fut mal reçu et traité de haut en bas par le tsar, qu’il rentra à Berlin la rougeur au front, l’âme ulcérée, le cœur brisé ; que, n’ayant pu déterminer son roi à relever le gant, il tomba malade ; que, dans le délire de la fièvre, il demandait son casque et son épée ; que, quelques heures plus tard, il succombait à son héroïque chagrin. M. de Sybel a détruit pour toujours cette légende fort accréditée.

Le comte Brandenbourg était devenu président du conseil un peu malgré lui. Il avait cherché à décliner cet honneur en alléguant qu’il n’était pas un homme d’état. On lui répondit qu’on comptait sur lui non pour résoudre des questions compliquées, mais pour rétablir l’ordre et la légalité : « Si je dois être l’éléphant qui écrase la révolution, répliqua-t-il, je suis prêt ; mais j’ai besoin d’un cornac. » Ce cornac lui fut donné dans la personne de M. de Manteuffel. Il eut quelque peine à s’orienter au milieu des perpétuelles contradictions de son royal maître, « dont la tête, disait-il, était autrement organisée que celle d’un autre homme. » Il dut renoncer à être toujours d’accord avec un souverain qui s’accordait rarement avec lui-même et passait sa vie à chercher sa volonté. Mais il était assez avisé pour deviner que le désir secret du roi, qui n’avait pas l’âme d’un soldat, était d’éviter la guerre à tout prix et de s’accommoder, coûte que coûte, avec l’Autriche, dirigée alors par un ministre aussi habile qu’énergique, le prince Félix de Schwarzenberg. Or, cette politique d’accommodement était précisément celle que lui conseillait son propre bon sens. Comme l’a démontré M. de Sybel, il avait rapporté de Varsovie la ferme résolution d’empêcher une guerre où la Prusse, dépourvue