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l’homme terrestre de goûter, la joie qui consiste à en procurer aux autres. » On croyait aussi qu’aux heures critiques de son règne, au moment de se lancer dans une grande entreprise, il avait eu le sentiment très vif des risques qu’il allait courir, et qu’après la victoire, il eût volontiers donné carrière à ses appétits ; que M. de Bismarck, occupé tour à tour à le pousser et à le contenir, s’était donné autant de peine pour modérer les convoitises de son maître que pour triompher de ses longues hésitations. M. de Sybel nous assure que le roi Guillaume n’a jamais eu d’autre désir que celui de plaire à Dieu et que, d’autre part, « les mots de crainte et de danger étaient pour lui vides de sens. »

Ici encore il se charge de rectifier lui-même ses appréciations par ses récits. Il a consacré l’un des chapitres les plus intéressans et les plus piquans de son deuxième volume à ce fameux congrès des princes, qui se rassembla à Francfort au mois d’août 1863, et s’ouvrit avec tant d’éclat pour se dissoudre bientôt sans avoir rien fait. On avait rétabli l’ancienne diète, les anciennes institutions, mais de jour en jour on en sentait davantage les inconvéniens, on voulait les réformer ; la question était de savoir qui ferait cette réforme et si elle s’accomplirait au profit de la Prusse ou de l’Autriche. L’empereur François-Joseph en prit l’initiative. Il se proposait de créer un directoire composé de cinq souverains, où la Prusse aurait été majorisée, une assemblée de délégués de toutes les chambres allemandes, un tribunal fédéral et des congrès périodiques de princes.

Dès le premier jour, l’infaillible bon sens de M. de Bismarck avait décidé que ce projet de réforme mettait en péril les intérêts prussiens, que son roi ne devait à aucun prix paraître à Francfort, qu’il suffirait de son abstention pour faire avorter le congrès. Cependant rois et princes étaient accourus dans la ville impériale, où des salves d’artillerie et les cloches sonnant à toute volée leur souhaitaient la bienvenue. Le 16 août, au soir, l’empereur François-Joseph fit son entrée solennelle ; toutes les rues étaient pavoisées, une foule immense poussait des hourras. « L’empereur Frédéric Barberousse, sortant de sa grotte du Kyffhaüser, n’aurait pas été reçu avec un plus bruyant enthousiasme. » Le roi de Prusse était alors à Baden, il boudait ; mais tout le monde se flattait qu’il finirait par sortir de sa tente. Dans la séance du 17 août, on se décida à l’envoyer quérir, et le roi de Saxe se chargea d’aller le trouver et de lui faire l’ambassade.

L’arrivée imprévue de cet ambassadeur couronné plongea le roi Guillaume dans de cruelles perplexités. Comme le dit M. de Sybel, « sa tête et son cœur étaient en lutte. » Il s’interrogeait, il flottait entre le désir et la crainte. S’il s’était écouté, il serait parti sur-le-champ pour aller travailler au grand œuvre avec ses frères. Il s’effrayait de son isolement volontaire. Quand on n’est pas à la peine, on n’est pas à l’honneur ; ne pouvait-il pas arriver qu’on s’arrangeât pour se passer de lui ? Mais son