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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/203

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étrangères, lui demanda son avis. Il répondit : « Le fait que l’électeur a jeté une lettre du roi sur une table est un mauvais, casus belli mais si vous voulez décidément en découdre, nommez-moi votre sous-secrétaire d’état, et je m’engage à vous fournir dans l’espace de quatre semaines une guerre civile allemande de première qualité. » Voilà déjà l’homme tout entier, le prodigieux joueur d’échecs, qui causera tant d’étonnemens à l’Europe par sa merveilleuse adresse à créer, quand il lui plaît, des casus belli. M. de Sybel a transformé bénévolement un tigre royal de haute taille en un chat domestique. Sans doute M. de Bismarck a eu peine à se reconnaître dans ce pastel aux teintes un peu molles, aux contours flous et effacés ; il y a cherché ses griffes, il a été surpris de ne pas les y trouver.

Mais c’est pour louer dignement l’empereur-roi Guillaume Ier que M. de Sybel s’est le plus mis en frais et qu’il a prodigué les lis et les roses de son éloquence. Le portrait de douze pages qu’il en a fait est un chef-d’œuvre de cette rhétorique sentimentale et onctueuse dont les historiens allemands d’aujourd’hui ont seuls le secret et qui coule comme l’huile sur le marbre. Cette fois, l’historien a passé la plume à l’hagiographe. Il a peint une image d’autel, une de ces figures de saints couronnés d’une auréole, se détachant sur un fond d’or et devant lesquels les enfans de chœur balancent les cassolettes. Guillaume Ier, s’il en faut croire son panégyriste, fut un exemplaire unique et parfait du roi chrétien, sans tache, sans macule, au-dessus de toute faiblesse comme de toute passion, qui n’a jamais payé son tribut aux infirmités de la pauvre nature humaine. « Toujours il marcha sous les yeux du Très-Haut… Sa foi était le pain de sa vie, la consolation de ses douleurs, la règle unique de ses actions. Se sentant impuissant dans la main de Dieu, il se sentait invincible en face du monde entier. »

Était-il nécessaire de recourir aux hyperboles pour faire l’éloge de ce remarquable souverain, qui, se défiant de son propre jugement, sut si bien s’aider de la sagesse des autres, rechercher leurs conseils et conserver sa confiance à ceux de ses serviteurs qui la méritaient ? M. de Sybel, qui se plaît à détruire les légendes, a voulu prouver qu’il avait un égal talent pour en créer. On pensait que, comme tout le monde, le roi Guillaume avait eu ses faiblesses ; que, dans certains cas, il s’était montré fort personnel, qu’il avait chagriné son fils par l’ombrageuse défiance qu’il lui témoignait, par son obstination à le tenir à l’écart de tout, à lui interdire toute ingérence dans les affaires de l’État. On croyait qu’à plusieurs reprises il n’avait pas balancé, sans qu’il lui en, coûtât beaucoup, à sacrifier aux rancunes de son ministre quelques-uns des hommes qui se flattaient de pouvoir compter sur son amitié. M. de Sybel nous apprend « qu’il avait le cœur infiniment aimant, qu’il fut toujours le plus fidèle des amis et que jamais n’a tari dans son cœur la source de la joie la plus pure qu’il soit donné à