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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/209

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plus de peuple, plus de foule, plus de soldatesque déchaînée, plus de ces brutes humaines lâchées à travers les jardins d’Hamilcar ; plus de furieux désirs, plus de rage ni de folie d’amour chez Mathô lui-même, dont le personnage s’est refroidi et figé. De lui, au moins, nous attendions une autre passion, d’autres convoitises et d’autres transports. Son humanité robuste et vivante devait contraster avec la poésie à demi divine de Salammbô ; mais le contraste, cherché peut-être, n’a pas été trouvé, et du sujet littéraire, qui est double, la musique éclaire une face seulement. Elle l’éclairé, hâtons-nous de le dire, d’une lumière aussi mystérieuse, aussi pure que celle de l’astre chéri par la vierge de Carthage. Mysticisme, rêverie, langueur, voilà la note principale, unique peut-être de la partition ; mais cette note est toujours douce, et souvent exquise. Il semble qu’on se trompe sur le compte de M. Reyer ; tout chez lui : l’extérieur, l’abord, les allures ; tout également autour de lui : sa réputation, la nature esthétique qu’on lui prête, les tendances souvent attribuées à sa musique, tout cela jusqu’ici a peut-être donné le change sur le véritable caractère de ce très grand talent. On vante le plus souvent la vigueur de M. Reyer et son énergie, qualités qu’il ne possède pas, ou dont il a l’intention seulement, le goût sans doute et la bonne volonté. Je crois bien que dans Sigurd déjà et dans Salammbô encore, le musicien a visé à la puissance : mais je ne trouve pas qu’il y ait atteint. Les scènes guerrières et barbares de l’un et de l’autre ouvrage, du second surtout, me paraissent manquées ; elles ne sont que bruyantes, brutales même, je dirais presque grossières, témoin, dans Sigurd, l’air déplorable de Hagen, au troisième acte, et le pas guerrier ; dans Salammbô, le festin des mercenaires du premier acte, certaine marche en charivari qui accompagne l’entrée de Giscon, et surtout une autre marche au quatrième acte, entre le tableau de la tente et celui du champ de bataille. Le tableau final des noces de Salammbô ne vaut pas mieux et le bruit décidément ne réussit pas à M. Reyer. Au fond, ce prétendu violent excelle surtout dans la douceur et la tendresse ; à Salammbô comme à Brunehild, il a su donner une grâce noble et sereine, sans rien d’affecté, de mièvre ou de sensuel ; grâce surnaturelle, immatérielle, grâce d’héroïne ou de déesse plus encore que de femme. La vraie grandeur de M. Reyer est là : dans la conception très pure et l’expression très idéale du sentiment. La beauté, quand elle se rencontre chez l’auteur de Sigurd et de Salammbô, est toujours de l’ordre le plus élevé et pour ainsi dire de qualité supérieure. Les erreurs de M. Reyer semblent d’un musicien vulgaire ; ses trouvailles parfois d’un homme de génie.

Inutile, n’est-ce pas, de disserter après tant d’autres sur le roman de Flaubert ; il suffira d’en rappeler les divers épisodes au fur et à mesure qu’ils se présentent dans la partition. Manqué, tout à fait manqué le premier tableau, l’orgie des mercenaires dans les jardins