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on remarquera qu’encore aujourd’hui même, c’est ce qui nous manque le plus, une histoire qui en soit une, si je puis ainsi dire ; la véritable et vivante histoire dont Nisard a tellement simplifié, réduit, et systématisé les grandes lignes qu’on prendrait la sienne pour un théorème ; l’histoire que Sainte-Beuve lui-même, dans ses Causeries, à force de battre les buissons, aurait plutôt embrouillée qu’éclaircie.

Grâce à ses préoccupations, morales autant que littéraires, c’est cette histoire qu’a entrevue Vinet, si même on ne peut dire qu’il en a tracé l’esquisse, — pour ceux au moins qui savent lire, — dans l’Introduction de son Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle. Non pas sans doute qu’il se soit aperçu le premier que le XVIIe siècle, dans son ensemble, « pouvait être considéré comme une halte, un espace intermédiaire entre deux époques de critique et de négation ; » ou encore, et pour en emprunter à Sainte-Beuve l’image expressive, comme un pont, jeté sur le courant qui relie Montaigne à Pierre Bayle et l’auteur de Pantagruel à celui du Rêve de d’Alembert. Mais, considérant que la Renaissance était, dans un monde chrétien, la réapparition de l’antique naturalisme, il a vu que la réforme, et après la réforme, le jansénisme étaient, eux, un effort pour sauver la morale au moins des ruines du moyen âge. Le XVIIe siècle a semblé justifier la tentative, et, pendant cinquante ou soixante ans, on a pu croire qu’on avait enrayé le progrès du naturalisme. Mais il n’a pas tardé longtemps à reprendre son cours, plus impétueux, plus violent de tout ce qu’il avait rencontré de résistance, et les derniers « philosophes » ont fini par conclure qu’il fallait, selon le mot célèbre, « se déchristianiser et se rendre Grec ou Romain par l’âme. » De telle sorte que les dernières années du XVIIIe siècle rejoignent ainsi les commencemens du XVIe siècle ; et trois cents ans d’histoire littéraire se distribuent, s’ordonnent et se composent par rapport à un seul problème.

Sur quelle conception de la vie règlerons-nous la conduite ? C’est la question que Rabelais a posée et qu’il a résolue dans le sens que l’on sait ; la question que Calvin, que Pascal, que Bossuet, que Leibniz, ont décidée dans le sens précisément contraire ; et la question enfin que l’Encyclopédie, en la ramenant à son point de départ, a résolue comme la Renaissance. On en d’autres termes encore : le XVIIe siècle est une « réaction » contre le XVIe mais le XVIIIe à son tour en est une contre le XVIIe, et comme c’est le même problème que l’on continue d’agiter, le XVIIIe siècle, par-delà le XVIIe siècle, dans ses traits les plus généraux, reproduit, renouvelle, et en même temps fortifie la tradition du XVIe.

Encore ici, je crois que Vinet a raison, et quand il aurait tort, — je veux dire, si l’on refusait de mettre ainsi dans une histoire de la littérature française, la question morale au premier plan, — il aurait toujours