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raison, puisque d’aucun autre point de vue, vous ne pourrez, en effet, mieux reconnaître ni mieux déterminer les « masses » de cette histoire ; d’aucune autre manière vous ne pourrez plus aisément grouper les hommes ni définir les caractères des œuvres ; ni d’aucun autre sommet vous ne discernerez plus nettement la division, la succession ; la diversité des époques. Mais je vais plus loin ; et je dis que le théologien, s’il l’a quelquefois gêné, a au contraire ici singulièrement aidé le critique et l’historien. En réalité, pendant trois cents ans, la question religieuse a été l’âme de la littérature. De l’Institution chrétienne au Génie du christianisme, en passant par les Essais de Montaigne et par les Pensées de Pascal, par les Sermons de Bossuet et par le Tartufe de Molière, par l’Athalie de Racine et par le Candide de Voltaire, il n’y a pas une grande œuvre qui ne soit plus ou moins pour ou contre la religion ; et il serait bien étonnant que la connaissance ou la curiosité des choses de la religion ne fussent pas de quelque secours à l’intelligence, et au jugement d’une telle littérature.

Voilà sans doute bien des services. Comment donc expliquer que la réputation de Vinet, qui de son vivant même avait déjà franchi les frontières de sa patrie, ne soit pas plus grande ni plus solidement établie parmi nous ? C’est qu’en premier lieu, s’il a eu des idées, beaucoup d’idées, de très générales et de très ingénieuses, il a manqué, je ne sais d’ailleurs comment ni pourquoi, de la force d’esprit qu’il lui eût fallu pour les développer ou les faire valoir. Ses vues, quand elles sont profondes, sont courtes, mais, quand elles sont plus longues ou plus larges, elles sont vagues. A la vérité, quoique nous ayons de lui vingt ou vingt-cinq volumes, dont il y en a bien une dizaine sur l’histoire de la littérature, nous n’avons pourtant que des fragmens de son œuvre, dont il n’a pas eu le temps d’équilibrer les proportions. Mais autant qu’on en puisse juger, « le temps n’eût rien fait à l’affaire, » et très capable de concevoir le plan d’une grande œuvre, il semble qu’il le fût beaucoup moins de l’exécuter. Comme d’ailleurs on faisait volontiers en son temps, il met ses idées dans une espèce de Discours préliminaire, et content de les y avoir mises, il ne les oublie pas, mais on dirait qu’il les oublie, à mesure qu’il avance et qu’il essaie de pénétrer dans le détail des choses.

J’ajouterai qu’il écrit mal ; et rien ne m’a plus étonné, dans cet article d’Edmond Scherer dont j’ai cité quelques mots, que d’y lire ce jugement du style de Vinet : « Si j’avais à définir le style de Vinet, je dirais qu’il a mis l’esprit dans le style, comme d’autres y ont mis l’imagination.. Il a l’image heureuse, appropriée, mais il a surtout l’inattendu de l’image, la rencontre fortuite, le contraste piquant. L’esprit qui consiste dans le rapprochement à la fois exact et imprévu ; l’esprit éclate sous sa plume comme les étincelles qui partent d’une machine